LA ROUTE DU FEU
Réflexions mûries quelques mois après le périple.
Extrait d'ntervention publique de Gaston Pineau
La route du feu : Vésuve-Etna sur les traces de Bachelard et d’Empédocle.
Communication de Gaston Pineau au 19ème Symposium du Réseau Québécois Pour la pratique des Histoires de Vie (RQPHV), Jouvence, Québec, le 27-28-29 sept. 2012
Ce projet de Route du feu, Vésuve-Etna sur les traces de Bachelard et d’Empédocle, est né en février 2008 à Salernes, entre Gaston Pineau et Paolo Longo, directeur-fondateur de l’Association Salernoise de cyclotourisme écoculturel. Il ne s’est réalisé qu’en mai 2012, du 11 au 30, avec quatre personnes, Gérard Gigand, Bernard Heneman, Michel Maletto et Gaston Pineau. Le nom de famille de Michel vient de la plus haute localité habitée du massif de l’Etna, Maletto, d’où provient son grand-père. Ce retour aux origines de l’un d’entre nous, a, pour tous, personnalisé et enrichi ce haut lieu d’une boucle régénérative chaleureuse avec un « happy end » très éclairant et inspirant. Cette route du Vésuve à l’Etna, de 700km, s’est déroulée en une douzaine d’étapes, avec trois jours à l’Etna. Un blog la détaille : http://iti.geonef.fr/iti/xT4K6Jqk6yGohAw
Deux raisons principales l’ont motivée :
- L’importance physique et symbolique du volcan comme force du feu : « Le volcan conjugue toutes les forces élémentaires, celles du feu, mais aussi celles de la terre, de l’air et de l’eau : il condense tous les devenirs… le feu du volcan s’avère alternativement (ou simultanément) formateur et destructeur de formes, de matières et de mondes » (Fabre M. 2003, )
- L’importance de l’Etna. Outre qu’il est un des principaux volcans actifs d’Europe, c’est dans l’Etna que ce serait jeté le philosophe pré-socratique, Empédocle, présenté comme le premier théoricien d’une cosmogonie avec les quatre éléments. Dans La psychanalyse du feu (1èreéd. 1938), Gaston Bachelard présente le complexe d’Empédocle comme « le complexe où s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de vivre et de mourir » (p.35). Et son livre posthume Fragments d’une Poétique du Feu (1988) se termine par Empédocle. Commencer par où il a lui-même commencé et terminé, nous a semblé un départ prometteur pour ouvrir formellement le travail avec le feu tout en le reliant – en quadricycle - à la dynamique d’ensemble du quaterne des quatre éléments. Surtout que le voyage symbolique de Bachelard avec Empédocle pour approcher le feu est un voyage inachevé, laissé en chantier par sa mort. Comment le nôtre peut-il le prolonger?
1- Reprendre le projet de feu vécu de Bachelard.
Sa fille Suzanne intitule l’avant-propos aux Fragments d’une Poétique du feu qu’elle a rassemblés : Un livre vécu. Et Le Feu vécu était le premier titre qu’il voulait donner au dernier livre entrevu, pour le différencier des précédents sur les autres éléments, construits surtout à partir des œuvres poétiques. Plus que le feu rêvé ou imaginé, « Le feu vécu pourra désigner bien des durées vécues, suivre la vie qui coule, qui ondule, la vie aussi qui surgit. Bien rarement la vie temporelle du feu connaît la tranquillité de l’horizontal. Le feu en sa vie propre, est toujours un surgissement. C’est quand il retombe que le feu devient l’horizontale chaleur. » (1988, p.8). Il reprenait alors plus ou moins consciemment, la dynamique bio-cognitive de son histoire de vie qui avait fait surgir vingt cinq ans avant, en 1937, son livre inaugural sur les éléments : la psychanalyse du feu. Les deux premiers chapitres - Feu et respect. Le complexe de Prométhée; et Feu et rêverie, le complexe d’Empédocle – surgissent de deux expériences vécues de son histoire de feux.
La première avec son père. « Quand j’étais malade, mon père faisait du feu dans ma chambre. Il apportait un très grand soin…Manquer un feu eût été une insigne sottise. Je n’imaginais pas que mon père pût avoir d’égal dans cette fonction qu’il ne déléguait jamais à personne. En fait je ne crois pas avoir allumé un feu avant l’âge de dix-huit ans. C’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée. Mais l’art de tisonner que j’avais appris de mon père, m’est resté comme une vanité. J’aimerais mieux, je crois, manquer une leçon de philosophie, que manquer mon feu du matin. » (p.21) Et il en tire la leçon que « le feu est initialement l’objet d’une interdiction générale…L’interdiction sociale est notre première connaissance générale sur le feu. Ce qu’on connaît d’abord du feu, c’est qu’on ne doit pas le toucher…Le problème de la connaissance personnelle du feu est le problème de la désobéissance adroite. .. L’enfant veut faire comme son père, loin de son père, et de même qu’un petit Prométhée, il dérobe les allumettes. Il court alors les champs… »(p.25). Connaître le feu sans se brûler, ni se faire prendre. « Nous proposons de ranger sous le nom de complexe de Prométhée, toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres » (p.26)
La seconde avec sa grand-mère. « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir… Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. Tout cuisait à la fois : les pommes de terre pour les cochons, les pommes de terre plus fines pour la famille. Pour moi un œuf frais cuisait sous la cendre…Avant l’œuf, j’étais condamné à la panade. Un jour, enfant coléreux et pressé, je jetai à pleine louchée ma soupe aux dents de la crémaillère : »Mange cramaille, mange cramaille. »Mais les jours de ma gentillesse, on apportait le gaufrier…Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes… » (p.34) Et il en dégage l’axe philosophique d’un prompt devenir transformateur, illuminant en brûlant les limites, sublimant. « Le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain; elle relie le petit au grand, le foyer au volcan, la vie d’une bûche et la vie d’un monde. L’être fasciné entend l’appel du bûcher. Pour lui, la destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement. Cette rêverie très spéciale et pourtant très générale détermine un véritable complexe où s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de vivre et l’instinct de mourir. Pour être rapide, on pourrait l’appeler le complexe d’Empédocle » (p35)
« Cependant mon père abandonna par la suite le titre « Le feu vécu » pour le titre « La poétique du feu » mais sans abandonner son projet initial. Il m’a fait part, à maintes reprises de ses hésitations…Il craignait que le lecteur reconnût dans le titre le feu vécu une séduction nouvelle de l’existentialisme auquel il restait étranger » (1988, p9)
Nous ne pouvons avoir les mêmes craintes. L’existentialisme, comme science de la production de l’homme concret avec ses différents courants, a donné au vécu et au biographique une place théorique centrale. Il a contribué à l’émergence et au développement des histoires de vie en formation, comme art formateur de l’existence (Pineau, Marie-Michèle, 2012,p.156-178). Et le passage du paradigme des modèles appliqués à celui des acteurs réflexifs pour traiter des complexités existentielles souvent inédites, renforce le recours à l’explicitation des expériences vécues pour tenter de construire du sens avec elles. D’où la pertinence à notre avis de reprendre, entre autre avec les acquis bachelardiens, ce projet inachevé d’exploration des feux vécus au cours de la vie, pour construire une écoformation contribuant à travailler les problèmes écologiques actuels. Et un voyage lent sur les terres de naissance et de mort d’Empédocle d’Agrigente au gré des vents, des eaux et des feux de cette Italie du Sud anciennement appelée Grande Grèce , nous a paru une base expérientielle de reprise et de lancement particulièrement pertinente pour s’initier aux feux vécus.
2- Concrétiser la voie d’Empédocle.
Empédocle (494-444?) est un philosophe du Vème siècle avant Jésus Christ. Il peut être rattaché à l’École Éléatique, du nom de Élée, ville de Campanie, où nous sommes passés le troisième jour du voyage. Ce qui a mieux permis de conscientiser les paysages qui l’ont marqué, puisqu’il est né à Agrigente plus au sud et serait mort en se jetant dans l’Etna après 444. Outre ce fait marquant plus ou moins légendaire, il est reconnu comme le premier théoricien d’une cosmogonie avec les quatre éléments « ou plutôt racines des choses : le feu, l’air, l’eau et la terre ; ils sont au monde comme les couleurs dont se sert le peintre, ou comme l’eau et la farine avec laquelle on fait la pâte; tout vient de leur réunion, de leur séparation, de leurs divers dosages… Tout changement a lieu soit par combinaison, soit par dissociation des éléments » (Bréhier,1963,p.70). Pour expliquer ces changements, Empédocle fait appel à deux puissances, l’amour ou l’amitié et la haine, agissant selon une dialectique alternante complexe. Nous ne nous lancerons pas dans sa présentation érudite, pour rester centré sur l’expérience des 4 éléments et de l’Etna que nous a fait vivre le voyage.
Le volcan cache bien son feu. Il en joue de manière si originale qu’il en déjoue la plupart du temps les humains. A notre départ du haut du Vésuve, un immense cratère sans feu avec quelques fumerolles et une polémique entre les vulcanologues sur la meilleure méthode de prévision des éruptions. Et ce choix semble encore plus difficile pour le Vésuve, qui de type explosif, serait encore plus imprévisible que les autres. Sa dernière explosion en 1944 a fait jaillir, comme la première historique qui a détruit Pompéi en 79 , une nuée ardente avec au moins autant de cendres, de pierres que de feu, ce qui est encore plus sournois. L’Etna est plus actif et tout aussi imprévisible. Autour des trois cratères centraux, surgissent régulièrement des irruptions et coulées de lave. Elles sont cependant détectables, paraît-il, deux ou trois jours avant. Les dernières en dates étaient du mois d’avril. Mais nous n’avons pas eu l’honneur d’être salué par un de ses beaux feux, qui ne sont pas commandés artificiellement. Nous n’avons pu voir que deux énormes foyers volcaniques culminant à plus de 1000 mètres pour le Vésuve, et de 3000 mètres pour l’Etna, avec des fumerolles. Mais pas de flammes.
Alors la route du feu, fumeuse? Ou le feu est-il plus complexe que ses flammes et ses rougeoiements, qui plus visibles, ne se produisent ni ne se laissent approcher spontanément impunément. C’est à cette complexité multiforme du feu relié aux autres éléments et aux enjeux cosmiques posés par sa connaissance, qu’a éveillé cette route du feu entre deux volcans, aux prises avec le soleil, les vents, la pluie, la mer, les montées et les descentes, les tunnels… les feux rouges, les camions et les gens.
Les quatre éléments comme compagnons de voyage.
Au lundi 14 mai, jour de départ du haut des 1000 mètres du Vésuve, mon journal de voyage note : « Sentiment de venir saluer la genèse du monde de la vie terrestre. Sentiment partagé par mes 3 co-équipiers, impressionnés par la grandeur des lieux et le regard d’en haut qu’ils permettent sur la baie de Naples ».Il s’en est fallu cependant de peu que ce départ ne puisse nous hausser à ce point de vue cosmique, seulement d’une heureuse combinaison in extremis des éléments! Pluie tout le début de la matinée et recherche laborieuse de la voie d’accès terrestre avec deux autos nous véhiculant avec nos vélos. Vers 11 heures, le ciel s’est dégagé, libérant le soleil. Ce feu solaire (Hill et Carlowicz, 2006), plus souvent visible lui que le feu terrestre, a éclairé et rendu accessible le foyer de son fragment enterré Ainsi grâce à cette heureuse combinaison météorologique, a pu s’amorcer la première étape de notre route initiatique : rupture de la situation antérieure par découverte d’en haut d’un haut lieu volcanique, avec entrée sur la route transitionnelle par une descente assez vertigineuse, pavée de voitures, de bus, de camions et de larges plaques de basaltes en milieux urbains. De joie maligne, mes compagnons humains m’ont obligé à embrasser les pavés de basalte, durs représentants du refroidissement des laves magmatiques sur la terre mère, au contact de l’eau ou de l’air.
La suite a ainsi dépendu de ces combinaisons élémentaires, météorologiques, mais aussi géographiques, mécaniques, physiologiques…éco-transactions basiques de mise en forme et en sens entre organismes et environnements. Éco-transactions énergétiques, massives et massantes, stimulantes ou épuisantes. Habituellement elles sont de type réflexe. La conduite incessante des déplacements sur la route oblige à les réfléchir, à les prévoir " Tous ces objets résistants portent la marque des ambivalences de l'aide et de l'obstacle. Ils sont des êtres à maîtriser. Ils nous donnent l'être de notre maîtrise, l'être de notre énergie" dit un Gaston Bachelard (1948, p.19) qui a peut-être fait plus de marche que de vélo. Mais combien est précieuse sa psychanalyse qu'il appelle matérielle ou naturelle, pour décoder un peu la complexité des éveils sensibles apportés par les corps à corps quotidiens avec ces compagnons élémentaires. Ecologiquement, les éléments matériels perdent de leur extériorité. Ils s'incorporent en imprimant une relation écoformatrice subtile. Comme le dit plus récemment Michel Serres (1997), venir au monde implique d'expérimenter corporellement les chose et les lieux. D'où l'intérêt des voyages à déplacement lent, à raz de terre, pas à pas , ou coup de pédale par coup de pédale. Ils font apprendre la matérialité du monde. Ce dernier devient un livre dont chaque pas, chaque coup de pédale ouvre une page.
Réfléchir la formation apportée par le vélo n’hérite pas d’une pratique culturelle aussi ample et ancienne que la marche. En plus il faut intégrer une machine entre soi et l’environnement. La vélo-formation ou même la « vélosophie » est encore à venir. Le vélo fournit une riche matière première. Il crée un nouvel espace de glisse entre ciel et terre à habiter, équilibrer et orienter dans un déséquilibre permanent : « Le sentiment de fragilité qui habite le cycliste aiguise son attention au monde… Cet espace privilégié et paradoxal de détente dans la tension environnante produit un type de réflexion particulier souvent proche de la fulgurance. L’esprit est propulsé vers l’avant, percuté par une multitude d’idées météoriques, comme on traverse un nuage de moucherons…De bête machine un brun désuète, le vélo devient outil libérateur de la pensée. »(Tronchet, 2000, p.30).
Il ouvre entre autres aux paysages, fenêtres cosmiques à apprendre à voir, décoder, à penser. Pas si facile, étant donnée leur prégnante concrétude. « N’y a-t-il pas quelque antinomie entre paysage et pensée? Le paysage, en principe, est là dehors, devant moi et autour de moi, et la pensée là-dedans, quelque part derrière mon front. Entre les deux, il ya comme une frontière. Difficile de dire où elle se situe au juste…Pourtant , il ne fait pas de doute non plus que le paysage appelle à penser d’une certaine manière, et même que certaines idées nous viennent justement du paysage »( Berque, 2008,p.6).
Deux opérations principales construisent, selon Anne Cauquelin, la transformation symbolique d’un pays en paysage : « Le cadrage, par quoi nous soustrayons au regard une partie de la vision; et le jeu de transport avec les quatre éléments dont se constitue pour nous la nature » (Cauquelin, 2000,p.120). Ces deux opérations d’ailleurs semblent bien se lier par un couplage soudain et surconscient entre les trois pôles auto-, socio-, et écoformateurs, co-créant une unité formelle se détachant de fonds micro et macrocosmiques. Entre le dôme majestueux du Vésuve se détachant d’un ciel dégagé, celui, inespéré, du Stromboli à mi-route et celui de l’Etna qui a su se faire attendre jusque dans les derniers kilomètres, les jeux de palettes toujours mouvantes et changeantes d’une côte exceptionnelle entre mer, terre, air et soleil, nous ont fait expérimenter l’environnement qui a fait surgir d’Empédocle sa théorie cosmogonique. En respirant, transpirant, se baignant, montant, descendant, visionnant, buvant, mangeant, réfléchissant, parlant…et écrivant. Chaque soir, le quadricycle se réunissait pour exprimer et imprimer sur le blog collectif de voyage, les impressions majeures de la journée. Opérations de dialogues et de réflexions qui a fait expérimenter aussi, après les 4 éléments d’Empédocle, les deux forces contraires qui selon lui, les unissent ou les divisent en une cosmogénèse ou un éclatement de monde: l’amitié ou l’hostilité.
Cette expérimentation de la nécessité d’une force amicale pour mettre en forme la multiplicité des impressions environnementales de la journée, a fait prendre conscience que l’écoformation, la mise en forme d’une unité, la genèse d’un monde vécu, avec et par le compagnonnage avec les 4 éléments, ne dépend pas seulement de ces éléments. Mais aussi de la dynamique des personnes qui les vivent : dynamique amicale ou inamicale entre elles et avec les éléments. En ressortant pour chacun la prépondérance symbolique d’un élément, Gérard a brossé une analyse élémentale de ce complexe fonctionnement de groupe, réussissant à transformer les tensions en dynamique formatrice.
« En ce qui concerna notre équipe, il m'est apparu, chez chacun de nous, des inclinations naturelles se faisant jour d'une manière étonnamment complémentaire dans les différentes situations émergeant au cours du voyage. Je les présente comme une prépondérance car chacun est aussi détenteur des autres caractéristiques. Elles ont fait la fécondité de ce voyage au maillage complexe. Ainsi je me risque à l'observation suivante : Bernard régule, Michel négocie, Gaston symbolise, Gérard explicite.
Bernard régule en mettant en jeu la pondération. Il sécurise. Michel négocie en mettant en jeu l'adéquation. Il interprète. Gaston symbolise en mettant en jeu la signification. Il fédère. Gérard explicite en mettant en jeu la médiatisation. Il publie.
Je note qu'au cours de notre évocation mutuelle d'histoire de vie, Bernard a suivi une voie chronologique, le cours du fleuve. Michel, une voie méthodologique, les lois du terroir. Gaston, une voie événementielle, les occurrences d'intensité. Gérard une voie identitaire, la dynamique du vide.
Fleuve, terroir, intensité, vide nous rapportent dans un sens général aux quatre éléments de l'eau, de la terre, du feu et de l'air.
Quand Bernard régule, c'est une mesure de fluidité et c'est l'eau qui est en jeu.
Quand Michel négocie, c'est une mesure de territorialité et c'est la terre qui est en jeu.
Quand Gaston symbolise, c'est une mesure d'illumination et c'est le feu qui est en jeu.
Quand Gérard explicite, c'est une mesure de transmission et c'est l'air qui est en jeu.
Je m'explique: régulation, négociation, symbolisation et explicitation sont quatre composantes majeures, coextensives l'une de l'autre, de notre viabilisation d'une société ou d'un groupe.
Nous maîtrisons l'amplitude, définissons le contrat, suscitons un sens commun, élaborons une transmission.
A nouveau : Maîtriser l'amplitude est affaire de débit et de pression, propriétés de l'eau. Définir le contrat engage une compatibilité entre des sols, propriété de la terre. Susciter un sens émane de l'intangibilité de la lumière, propriété du feu. Élaborer une transmission vise à une propagation, propriété de l'air.
La viabilité de notre groupe, certes naissante et bien sûr inachevée, d'abord inconsciente puis repérée, est d'avoir commué les quatre éléments de l'eau, de la terre, du feu et de l'air en matière, matière de notre raison, de notre relation, de notre interrogation et de notre expression » (Gérard Gigand, Route du feu, blog, 2012).
Empédocle dans l’Etna : un cosmodrame.
Le samedi 26 mai, jour de l’ascension ultime de L’Etna, ressort de mon journal, la phrase suivante, tiré du dernier chapitre de Fragments d’une poétique du feu, , Empédocle, : « L’Etna d’Empédocle est vraiment un sommet de l’homme et le sommet d’un monde »(1988,p.138). Après la journée précédente de reconnaissance, l’ascension des 2000 derniers mètres suivant la fin de la route d’accès, s’est faite selon les forces et désir de chacun : à pied, en téléphérique et tout-terrain. Météorologie variable avec éclaircie, brouillard, et même un peu de neige contrastant avec la chaleur du sol, près de certains cratères. Presque au sommet, un petit écriteau émerge à peine des laves desséchées. Il signale la Tour du philosophe, ensevelie lors d’une éruption en 2002. Belle fin après le saut de celui-ci dans le cratère. Qu’en comprendre? S’aider d’un premier de cordée, comme Bachelard, pour tenter de s’approcher de ces sommets est un réflexe méthodologique élémentaire.
Bachelard à ma connaissance n’a pas gravi physiquement L’Etna. Mais pendant plus de 25 ans il a été fasciné par la mort du philosophe, rejoignant la fascination humaine primitive devant le feu et la travaillant obstinément jusqu’à s’en brûler: « Seuls ces êtres livrés aux instinct d’une formation intellectuelle peuvent forcer la porte du four et entrer dans le mystère du feu. » (Giono, cité par Bachelard, 1937, P37). Il l’a méditée à partir de grands auteurs s’en inspirant – Georges Sand, D’Annunzio, Giono, Hölderlin, Arnold, Nietzsche. Pour lui « la mort d’Empédocle n’est pas simplement un fait divers de l’histoire de la philosophie…c’est une des plus grandes images de la poétique de l’anéantissement. Dans L’acte empédocléen l’homme est aussi grand que le feu. L’homme est le grand acteur d’un cosmodrame vrai …Quelque espoir de Phénix n’est-il pas au cœur du philosophe?... Empédocle, héros de la mort libre dans le feu…L’Acte d’Empédocle est un Instant sur un Sommet »(1988, p.137-139)… Pour lui, c’est un événement cosmique de fusion de l’humain dans un super-élément incandescent, avec l’obscure pulsion d’une fin/commencement, d’une nouvelle création. C’est un drame cosmique jouant les pulsions auto-écoformatrices de mort/vie, de disparition/apparition., de purification/renaissance. Le feu entraîne Empédocle par-delà son monument quadrangulaire vers une quintessence éthérée inconnue. Le feu est un foyer concentré d’attraction/répulsion cosmique, transhumaine, ambivalente « Le feu est bon et cruel. C’est vraiment un dieu»( !988,p165 )
En redescendant avec Bernard, je lui demande pourquoi à son avis, Empédocle a laissé sa sandale sur le bord du cratère. « Parce que dans certaines cultures, on se déchausse quand on entre dans un espace intime, sacré » Répond-il. « Pour qu’on la prenne et s’en serve » m’a répondu un de mes fils. Qu’on s’en serve pour créer un monde qui crée en s’unissant à un « ça crée ».
Conclusion : Le « ça crée » cosmique du complexe d’Empédocle
Avec cet éclatement de l’hermétique substantif sacré pour en faire jaillir la dynamique cosmique créative souvent confisquée et éteinte – ça crée -, j’ai senti que le terme de la deuxième phase transitionnelle de notre route initiatique était atteint. Et bien atteint. Sur un sommet, même et surtout avec un « ça » créateur élémentaire, pronom démonstratif impersonnel, chosifiant, transpersonnel. « Il est difficile de parler du ça », constatait Georg Groddeck, le premier à s’y attaquer frontalement au début des années 20 dans son Livre du Ça (Groddeck,1963, p.64). « Pour le Ça, il n’existe pas de notion délimitée en soi; il travaille avec des ordres de notions, avec des complexes qui se produisent par la voie de l’obsession de symbolisation et d’association (p.64)…Représentez-vous mes propos sur le ça divisé en degrés, un peu comme le globe terrestre »(p.73). C’est à cette force environnante, terrestre mais aussi extraterrestre, transpersonnelle et transociale, que notre « ça » qui crée veut renvoyer. Il est bien sûr plus proche du Ça groddeckien que du ça freudien. « Dans votre Ça, je ne reconnais naturellement pas mon ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique. Cependant, vous le savez, le mien se déduit du vôtre. » (lettre de Freud à Groddeck, citée dans Groddeck, p.vi). Le Ça de Groddeck est moins domestiqué dans une topique individuelle, moins socialisé. Il travaille comme le globe terrestre, à différents degrés, avec des complexes qui se produisent par la voie de l’obsession de symbolisation et d’association.
Cette initiation au ça crée volcanique et cosmique du complexe d’Empédocle ne peut se terminer avec cette route du feu, Vésuve-Etna. Elle ouvre au contraire une voie inédite de symbolisation et d’association des multiples feux vécus, par une chaude, généreuse et éclairante écoformation avec ces foyers ambivalents, pour transformer les obsessions incendiaires planétaires en mondes viables et durables.
Le « ça crée » cosmique du dieu-feu empédocléen est dramatique et tragique, même dans sa version romantisée euphémisante. Il consume encore bien des humains se jetant à corps perdu dans le feu de l’action ou des passions. Sans compter les versions enflammées, désespérées, illuminées ou militantes, d’immolation par le feu, seul ou avec d’autres. C’est déjà un progrès de ne pas y entrainer les autres, de ne pas les sacrifier à cet élément métamorphosant. Ce super-élément reste dépendant de haines mortifères. Elles peuvent en faire un moyen majeur d’enfer. L’histoire des feux vécus est plurielle au cours des âges. Peut-être s’humanise-t-elle ou inversement se diabolise-t-elle, aux prises avec ces forces adverses amour/haine, utilisant son pouvoir ambivalent de changements rapides, par formation/transformation/déformation, entre mort et vie ((Debray, 2003)
Le lendemain 27 mai, dans le calendrier chrétien, c’était dimanche, et dimanche de la Pentecôte. Nous nous sommes rendus à Maletto, avec Michel, retrouver sa terre d’origine par ce voyage à forte teneur initiatrice et bioformative, transpersonnelle et transgénérationnelle. Avec lui, nous avons partagé la joie des habitants fêtant l’avènement d’un autre feu à vivre…plus discret, plus secret, plus reliant, plus libre, créant autrement. À suivre.
Références
Bachelard Gaston, 1988, Fragments d’une Poétique du feu, Paris, Puf
Bachelard Gaston, 1949( 1ère éd.1938), La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard
Bachelard Gaston, 1948, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti
Berque Augustin, 2008, La pensée paysagère, Paris, Archibooks
Bréhier Émile, 1963, Histoire de la philosophie, Paris, PUF
Cauquelin Anne, 2000, L’invention du paysage, Paris, PUF
Debray Régis, 2003, Le Feu sacré. Fonctions du religieux, Paris, Gallimard
Fabre Michel, 2003, Le problème et l’épreuve. Formation et modernité chez Jules Vernes, Paris, L’Harmattan
Groddeck Georg, 1963(1ère éd.1923), Le livre du Ça, Paris, Gallimard
Hill Steele et Carlowicz Michael, 2006, Soleil. Cet inconnu si familier, Paris, Éd. de la Martinière
Pineau Gaston, Marie-Michèle, 2012 (1ère éd. 1983), Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Paris, Téraèdre
Route du feu, Vésuve –Etna, 2012, http://iti.geonef.fr/iti/xT4K6Jqk6yGohAwblog
Serres Michel, 1997, Nouvelles du monde, Paris, Flammarion
Tronchet Didier, 2000, Petit Traité de vélosophie. Le monde vu de ma selle, Paris, Plon
17Réflexions après coup
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Réflexions de Michel Maletto
Mon ami Gaston Pineau caresse depuis longtemps le projet d’une excursion à bicyclette en Italie, de Naples à Taormina, en Sicile. Plus précisément, il souhaite parcourir la route qui sépare deux célèbres volcans : le Vésuve et l’Etna. La route du feu! L’objectif n’est pas seulement de réussir à pédaler sept cents kilomètres en onze jours, mais surtout de mener une réflexion sur cet élément de la vie qu’est le feu. Il s’est déjà livré à un exercice similaire avec les trois autres éléments : l’air, l’eau, la terre et il en a fait trois livres. En mai 2012, Gaston réalise son projet, accompagné de trois collègues et amis, motivés à vivre cette aventure avec lui. Il s’agit de Bernard, médecin, de Gérard, entrepreneur spécialisé en restauration de bâtiments historiques et de moi-même.
Nous convenons de réfléchir individuellement durant le jour et de partager nos cogitations ensemble, en fin de journée. D’autre part, mes compagnons suggèrent que notre groupe s’inspire du modèle des équipes de haute performance afin d’optimaliser l’expérience.
Dans ce contexte, notre modèle des ÉHP se décline ainsi : LA VISION initiale est celle de Gaston, car c’est son projet. Il réussit ensuite à nous mobiliser pour le concrétiser; l’OBJECTIF devient donc COMMUN.
LE RÔLE ET LES RESPONSABILITÉS de chacun sont clairement définis. Gaston précise le trajet, avec l’aide d’un collègue napolitain, Bruno. Je fais les réservations des hôtels où nous séjournerons à chaque escale. Bernard loue une voiture d’accompagnement et s’occupe du transport des bagages, qui sont plutôt légers : un sac à dos et une petite valise pour chacun. Gérard monte et met en ligne un blogue, que nous alimenterons chaque soir pour permettre à nos proches, familles et amis, de suivre l’expérience. Gaston y puisera certainement quelques textes pour son prochain livre sur le feu.
LES COMPÉTENCES sont COMPLÉMENTAIRES.
Gaston nous intègre dans sa réflexion en nous demandant de communiquer nos expériences quotidiennes dans le court texte que nous publions chaque soir dans le blogue. Gérard fait la synthèse de nos réflexions et rédige; il sélectionne des photos qu’il a prises durant la journée et met le tout en ligne, en temps réel. Comme je maîtrise la langue italienne, je prends contact avec les gens du pays et fais le lien entre mes collègues et les résidants des patelins où nous faisons halte. Bernard scrute le trajet de chaque étape en choisissant les meilleures routes à prendre, car notre circuit se déroule en grande partie en terrain montagneux.
LA DÉMARCHE est COMMUNE. Les membres du groupe sont très disciplinés. À huit heures, petit-déjeuner. Vers neuf heures, départ. Bernard transporte les bagages en voiture jusqu’à notre prochain hôtel. Il nous rejoint à vélo à l’heure du lunch, à mi-chemin, et parcourt le restant de la route avec nous. Il agit ainsi en éclaireur, rôle qui s’avère précieux à plusieurs reprises. À chaque escale, nous disposons d’une demi-heure pour nous installer à notre chambre et prendre une douche. Nous nous retrouvons autour de la première bière de la soirée… qui est vraiment très bonne. Nous échangeons nos réflexions sur le thème du jour jusqu’à les diffuser dans notre blogue. Nous dégustons un succulent repas, ponctué de blagues, ce qui facilite la détente. Puis, nous nous retirons dans nos quartiers où chacun vaque à ses occupations : appeler sa conjointe, clavarder avec ses proches, etc.
Et nous repartons de plus belle. Nous nous relayons régulièrement à la position de chef de file, particulièrement lors de vents contraires, ce qui permet de bien gérer l’énergie de chacun et celle du groupe. Nous mettons au point une stratégie spécifique aux traverses de tunnels pour les franchir de manière hautement sécuritaire. Nous échangeons fréquemment sur nos façons de faire et ajustons notre approche. Nous parvenons ainsi à nous donner une démarche commune.
L’ENGAGEMENT est MUTUEL. Nous nous sommes tous engagés à soutenir Gaston dans son projet, au point d’en faire le nôtre. Chaque membre, dans l’exercice de son rôle et par l’utilisation de ses compétences, contribue quotidiennement à l’atteinte de l’objectif du projet : mener une réflexion sur le feu, du Vésuve à l’Etna.
Les commentaires des personnes rencontrées tout au long de la route sont pour nous une belle source de motivation. Voir notre quatuor de septuagénaires s’adonner à un tel périple les impressionne et ils nous encouragent dans la poursuite de notre randonnée. Nous disions plus haut que chaque équipe ne vit pas seule et qu’elle s’insère dans une organisation. Ici, elle se lie à une petite communauté, chaque jour, de l’hôtelier jusqu’au réparateur de vélo.
En cours de route, mes collègues me posent la question suivante : « Sommes-nous une équipe de haute performance? » Je réponds que nous sommes en voie de le devenir, mais qu’il nous faudrait beaucoup plus de temps pour le confirmer. Malgré la maturité et la bonne foi de chacun, nous devons régulièrement faire le point et nous parler. Je constate que, quelle que soit la capacité de chacun à vivre en groupe, le partage de nos attentes interpersonnelles s’avère nécessaire pour maintenir un bon climat au sein de l’équipe. Il s’agit de ne rien laisser altérer notre plaisir d’être ensemble. Nos nombreux échanges sur notre expérience mènent à la constatation suivante : l’humour est un facteur primordial dans une situation de dépassement de soi. Rire des travers des uns et des autres, mais toujours dans le respect de chacun, cimente les relations entre les membres. Non, pour être honnête, nous n’avons pas eu le temps de devenir une véritable ÉHP. Mais cette route du feu, si loin du milieu de travail, m’est apparue comme un laboratoire humain extraordinaire qui alimente encore ma réflexion. Quand je relis ces quelques mots parus dans notre blogue, je ne peux m’empêcher de faire certains liens avec la vitalité d’une équipe...
Le volcan conjugue toutes les forces élémentaires, celle du feu, mais aussi celles de la terre, de l’air et de l’eau : il condense tous les devenirs.
Michel Maletto, CRHA
Extrait de : Les équipes de haute performance – comment consolider son équipe de travail, Éditions Maletto, 2012, 158 pages.