l'Expédition Route de l'amitié par Gaston Pineau (7 étapes)

POURQUOI CE NOM ? Au départ, l’objectif de cette route – relativement modeste en distance (450km) et en temps, 8 jours – était simplement de rendre visite à un certain nombre d’amis, de Tours à Bordeaux, tout en testant et entretenant une forme physique vieillissante qui n’avait pas fait de vélo depuis la route du feu Vésuve-Etna de mai 2012. La dimension intime de ces visites amicales me poussait à envisager une sortie plus en solitaire qu’en groupe. D’autant plus que la route n’annonçait ni difficulté, ni attraction particulière. Je ne lui avais même pas donné de nom. Cependant les trois compères de la route du feu manifestèrent un intérêt que l’amitié solidaire me commandait de prendre en compte. Finalement ce furent les disponibilités de chacun aux dates prévues qui tranchèrent : Michel n’était pas libre. Et Gérard seulement les derniers jours. Donc la route se fit principalement à deux avec Bernard. La jonction avec Gérard et son épouse, Véronique, se fit les deux derniers jours. Cette forme duale encore légère permit aux amis de nous recevoir sans trop de surcharge. Aussi cette hospitalité provoqua-t-elle des retrouvailles relativement intimes, tout en pouvant bénéficier d’une présence nouvelle. Ces rencontres amicales, anciennes et nouvelles, au fil des kilomètres, des jours et des nuits, imposèrent progressivement à ma conscience l’importance de l’amitié, ce sentiment socio-personnel courant qui paraît banal. Et une nuit, est remonté le désir de qualifier cette route, route de l’amitié. Pourquoi? Le tronçon Tours-Bordeaux ne véhicule aucun héritage historique de ce type. Ce trajet s’est proposé à moi uniquement parce que mon vélo est entreposé à Tours et parce qu’à Bordeaux habite un grand ami « vélosophe ». En allant le voir, je voulais le remercier de son initiation à l’équipement nécessaire aux grandes randonnées. Ses conseils m’avaient été très précieux pour mon demi-tour de Méditerranée en 2007-2008. La perspective – autant pratique qu’affective - de retrouver quelques autres amis sur le chemin avait contribué aussi à prendre la décision. Et voilà qu’en route, une connexion s’établit entre ces motivations amicales bien ordinaires et la théorie cosmogonique d’Empédocle qui l’an dernier a fait réaliser la route du feu, Vésuve-Etna! Empédocle est le premier auteur philosophique d’une théorie de la genèse du monde à partir des quatre ressources matérielles élémentaires : l’air, l’eau, la terre, le feu. Ce qui est moins connu c’est que cette genèse par une mise en forme et en sens, viable et durable, de ces quatre éléments matériels, dépend d’un rapport vital de forces entre l’amour et la haine. La perception de cette genèse éco-formatrice de mondes par cette lutte vitale entre ces pôles socio-personnels de haine/amour, avec toute leur bio-diversité infinie, était bien apparue lors de cette route du feu. Mais elle était restée encore très théorique, de par son abstraction et sa généralité même. C’est comme si, une année après, la dynamique affective de cette virée champêtre sans prétention ravivait la théorie philosophique entrevue. Cette petite route amicale bien ordinaire ne pourrait-elle pas concrétiser, à ma mesure, ces grands horizons? La liaison entre les deux éclairant réciproquement l’un et l’autre, le local par le global et le global par le local? Cette route ne se situe-t-elle pas inconsciemment, dans cette recherche sur le feu, comme ressource formative ? Ne serait-ce que pour approcher un peu plus le sens concentré dans les expressions reliant symboliquement le feu et les flammes à ces sentiments violents ambivalents que sont l’amour, l’amitié, la haine, la guerre… Faire une route pour entretenir le feu de l’amitié doit bien avoir du sens? Lequel? Lesquels? C’est ce que cette relation veut tenter d’expliciter. C’est pourquoi le nom de route de l’amitié s’est imposé Les apprentissages symboliques prennent du temps et de multiples prises et reprises. C’est ce qui était apparu lors de la première recherche avec l’air… Voilà presque trente ans. « C’est par le pouvoir de se répéter que le symbole comble indéfiniment son inadéquation fondamentale… la répétition est perfectionnante par approximations accumulées. (Durand, 1984, p.14 cité dans Pineau, 1992, p.221). Pas automatiquement. La répétition peut renforcer l’inconscient matériel, chosifier, fétichiser, pathologiser même. Le symbole ne réussit pas à s’exprimer, c’est-à-dire à créer une nouvelle unité de sens, consciente d’elle-même. Donc pour créer une et de nouvelles unités de sens, cette route appelle son expression. Pédaler ne suffit pas. Un bon pédalage pour moi nécessite réflexion, avant, pendant mais aussi après. C’est ce que veut opérer ce blog, après la préparation et la réalisation de cette route de l’amitié Tours-Bordeaux.

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Tours- Abbaye de Bois-Aubry (70 km) Marie-Odile et Père Michel
27/04/2013 08:00
La sortie de Tours avec Bernard, s’effectue laborieusement par un dédale de rues montantes de Joué-lès-Tours, faisant sortir de la vallée du Cher pour atteindre d’abord la vallée de l’Indre, puis celle de la Vienne. Passer la nuit chez une grande amie qui habite Chinon, Dominique B., était tentant. Mais Chinon n’est qu’à 45 km de Tours. L’étape de ce samedi aurait été trop courte et celle de demain trop longue, pour nous faire atteindre Poitiers, objectif de la seconde journée. Je le regrette un peu. Car Dominique, qui s’initie entre autres, à l’iconographie, est en train de composer la Visitation. Et cette référence m’inspire fortement en ce samedi qui inaugure ce voyage de visites à mes amis. Puissent l’ange et la grâce féminine me rendre assez attentif et ouvert à tous les autres, connus et inconnus, que nous allons rencontrer.
L’objectif/étape de la journée a donc été fixé à mi-distance entre Tours et Poitiers, à 70 km, à l’Abbaye de Bois-Aubry, refondée et dirigée par un autre grand ami, Michel M.
Mais une autre et aussi grande amie, Marie-Odile, nous attend pour le repas de midi, à l’Île-Bouchard. Cette amitié assez récente (2006), s’est nouée de façon originale et inattendue par une rencontre autour du souvenir d’un ami commun: feu Joffre Dumazedier. Ce sociologue du temps libre, de l’éducation populaire, de l’autoformation et de l’éducation permanente est mort en 2002. Il a été mon directeur de thèse de 3ème cycle, soutenue en 1973. Et un grand ami de Marie-Odile avec une correspondance fournie entre les deux. Notre rencontre en 2006, a permis de publier cette correspondance sous le titre Nos lettres tissent un chemin (Gisors, M.-O. de, 2007). « Elles régénèrent des êtres et même en génèrent. La correspondance a cet étrange pouvoir de cogénérer des existences. Elle actualise et met en culture interpersonnelle des communautés de vie. Sinon ces affinités restent en jachère, dégénèrent et meurent » (4ème de couverture). Cette rencontre autour d’un ami commun mort, et cette publication qui fait revivre des facettes intimes de lui-même, ont eu un double effet pour moi. Le premier a été d’opérer une boucle de reconnaissance avec un homme qui fut un mentor pour moi. En apportant une contribution personnelle à sa mémoire, j’ai l’impression de lui rendre un peu ce que je lui dois. Je reconnais son apport pour moi. J’identifie socialement son importance pour moi et lui manifeste ma gratitude .
Le second effet a été de créer un lien spécifique d’amitié entre Marie-Odile et moi. Nous parlons de son second ouvrage Veilleurs de vie (2009). Et de la traduction primée de ses poèmes en espagnol : Corazon de alondra, Sial/Fugger Poesia (2012). Elle nous raconte un phénomène de synchronicité extraordinaire : le salut en rêve, lors de sa mort à des milliers de kilomètres et après des années de séparation, d’un espagnol passionnément aimé. « Il est né au ciel », selon une formule orthodoxe pour annoncer la mort. Je découvre cette formule ce soir même, en arrivant à Bois-Aubry où se love une très discrète abbaye orthodoxe < http://michelouis.chez.com/abba-3.html >.
De Marie-Odile de Gisors
Deux barbus à la barbe blanche, harnachés.
Deux vélocipèdes perfectionnés, rôdés à la balade.
L’un d’eux, Gaston a été jusqu’à Jérusalem
Chapeau bas !

Déjeuner.
Sympathie humble et profonde.
Apéritif. Toasts à la tapenade sur Manzanilla.
Grosse salade
Quiche au saumon et aux épinards.
Roquefort et Ste Maure
Et pour terminer mon fameux Gâteau à la châtaigne avec un zeste de chocolat.

Conversation délicieuse
Rires et profondeur
Echos de cœur à cœur
Tout est au rendez-vous de ce que j’aime.

Je raconte l’histoire de mon chemin de source. Puis les vertiges. Le lieu porteur de mal être pour moi. La nappe d’eau stagnante en-dessous. La faille sismique.
L’ami de Gaston me dit :
- Que penser de scientifique de tout cela ?
- Je n’en sais vraiment rien mais j’ai testé et suis ébahie du pouvoir que cela a.

Mon pastel des cœurs. Tous deux fascinés.

- Pour moi, c’est très exactement l’antithèse du « Cri » de Munch
dit Bernard
- En quoi ?
- Parce que « Le cri », c’est l’angoisse pure, la répression du cri. Là, c’est tout le contraire : c’est l’enveloppement et toute la tendresse du monde. Tu es pure invitation à la créativité.
Invitation à raconter les circonstances qui ont donné naissance à ce pastel qui touche tous ceux qui passent dans mes pénates et qui est la couverture de mon recueil de poèmes espagnols : « Corazón de alondra »
Et je raconte : Manolo, cet immense amour. Ces retrouvailles 28 ans après avec la même passion. L’enfer du quotidien puis la séparation.
Et surtout, cette visite de Manolo des années après que l’on se soit séparés la mort dans l’âme et lui, la mort déjà ancrée au cœur du corps.

Cette visite à l’aube, où il est venu me dire A Dieu.
Il ne connaissait plus le lieu où j’abritais mon corps mais son âme en partance m’a retrouvée sans faillir.
Il était lumineux, radieux, en paix.
Je n’ai oublié aucun de ses mots qui restent gravés en mon argile pour l’éternité
- Je dois partir. On m’attend mais je suis venu te dire que je reviendrai toujours te voir.
m’a-t-il dit avec une immense tendresse, un feu apaisé.

Je le vois comme s’il était là, présent dans son absence lumineuse

Je raconte aussi mon expédition à Soria pour dire A Dieu à Manolo sur Sa terre.
Je suis allée pleurer un mort et c’est la fête que j’ai rencontrée.
La fête espagnole : les fanfares de toutes parts, le vin, les gâteaux et une joie sonore et vive.
Et je n’ai pas pleuré. J’ai ri et j’ai capté.
« Laissez les morts enterrer les morts. »
Bernard me dit que, pendant des années il a fait une psychanalyse.

Gaston me lance sur « Veilleurs de vie ». l’histoire de mon père qui inaugure le livre et je raconte.
J’ai un grand-père qui s’est suicidé. Je ne l’ai su qu’il y a très peu de temps. Confie Bernard
- Tabou Secret Honte
L’église refusait d’enterrer les suicidés, les morts à la dérive.

Cruauté
Jugementd’une désespérance
qu’il faudrait
bercer
embaumer
Pour le mort
et pour toute la famille
qui souffre mille morts
et porte le poids de ce désespoir
qui n’a trouvé d’autre issue que la mort
et la culpabilité de n’avoir pas su
pas pu…

C’est peut-être pour cela que s’impose à moi
l’issue d’amour
la seule vraiment humaine

Belle conversation, libre,vive joyeuse et profonde. J’aime

En partant, Bernard me donne un abrazo
Nous nous sentons proches

J’aime ces moments inattendus, offerts, gais et profonds
où les cœurs se répondent comme un écho qui se prolonge
de mont à mont
J’ai oublié un temps, un temps béni que j’étais la mère de Fanny qui peine à se remettre en selle et la mamie de Sara qui occupe une grande place dans le paysage de son enfance.
Quelle merveilleuse enfant !
Ce n’est pas à moi de remettre le pied de Fanny à l’étrier, de lui dire de quel côté elle doit monter et de la pousser dans les côtes.
A elle de se remettre en selle
Et de cultiver l’art de la ramasse, si cher à mon cœur

Venga ! Hija mía
Tu n’es pas la seule à être tombée de cheval
parfois de très haut
du haut de ce que l’on nomme
amour
Allez ! Hop !

Vers 18 heures, au détour d‘une petite route serpentant sur un plateau au-dessus de la Vienne, surgit de façon insolite,
d’un champ de colza, un clocher solitaire. Ce clocher de pierre est le dernier vestige relativement visible de l’Abbaye Royale Saint-Michel de Bois-Aubry.
Elle a été fondée au 12ème siècle par l’ermite Robert. Dans la tradition monastique, elle a vécu le passage d’un monachisme solitaire, l’érémitisme, à celui en communauté, le cénobitisme. Elle a connu aussi, non sans mal, la Guerre de Cent ans (1337- 1453), les Guerres de Religion (1562-1598), la Révolution Française (1789) et les déshérences modernes. Il ne reste guère que les ruines de l’abbatiale, du cloître et de quelques fortifications, quand en 1978 s’en éprend une petite communauté orthodoxe mixte, animée par Père Michel et Sœur Christiane. Demain, le 28 avril, est justement l’anniversaire de leur arrivée en 1979, allons-nous apprendre au repas du soir.
Ils ont réussi à consolider le clocher. Mais pour le reste, je me souviens d’un écriteau désespérément accroché à un mur ébréché et affichant: Le possible est fait. L’impossible est en route. Pour un miracle, on demande des subsides. La mystérieuse arrivée, dans le cimetière en 1985, des cendres de l'illustre acteur, photographe, et musicien Yul Brynner, n’a pas réussi à drainer les foules. Pour survivre, la petite communauté a aménagé, de l’autre côté de la route, des bâtiments en habitations, chapelle, bibliothèque, chambres d’hôte. Érudit multifonctionnel, le Père Michel offre ses services comme correcteur et metteur en forme de thèses et ouvrages. C’est dans le cadre ce cette activité que je l’ai connu au début des années 90. Cette coopération autour de multiples manuscrits a forgé et nourri une discrète et forte amitié de fond.
En 2006, ils ont jeté l’éponge de la restauration de l’abbaye. Elle appartient depuis cette date à une association privée créée en 2009 : l'Association Abbaye Royale Saint-Michel de Bois-Aubry (A.A.R.S.M.B.A.) < http://www.abbayedeboisaubry.fr/fr/ >. Elle reprend le flambeau de la restauration, des visites et de l’animation. La Tribune de Tours affichait justement du 25 avril en première page, une photo de l’abbaye et de son nouvel « heureux propriétaire », avec le titre « Sauveurs d’abbayes en Touraine ». En seconde page, le titre de l’article développant ce « sauvetage », en situe mieux les conditions et motivations : S ‘offrir une abbaye en Touraine, c’est possible. Le prix d’acquisition est parfois symbolique, c’est l’entretien qui revient cher. Au cours du voyage, nous allons découvrir hors de Touraine, d’autres cas de sauvegarde de ce patrimoine historique qui semble relativement important dans ce sud-ouest de la France. Ils illustrent ce mélange de passion culturelle et de distinction sociale.

Pour les anciens responsables de l’abbaye, ce délestage du passé, qui a dû être douloureux, s’est opéré dans la dynamique de l’audacieuse création d’une Église Orthodoxe des Gaules. Cette dernière ne se veut pas une nouvelle église locale. Elle se voit comme l’héritière de l’antique Église des Gaules, « dans l’esprit de l’Église indivise du premier millénaire, pauvre, mystique et œcuménique (Site Wikipédia de l’Église Orthodoxe des Gaules). Cet héritage a été longuement recueilli, médité et socialisé dans un ouvrage du Père Michel : Messe de l’ancien rite des Gaules. Origine et restauration (Mendez Michel, 2008).Cette recherche, très documentée, vise à reconstituer les traces de la rencontre du christianisme et des cultures celtes et gauloises, dans la construction, à partir du 2ème siècle, de la pratique liturgique eucharistique, communément appelée aujourd'hui "la Messe".

Justement, à 18h30 exceptionnellement, la communauté célèbre cette messe selon ce rite des Gaules. D’habitude c’est le dimanche matin à 10H. Mais la cérémonie a été avancée pour que le Père Michel puisse se rendre demain en Belgique, aux obsèques d’une grande figure de l’orthodoxie moderne, mort le 25 avril : Thierry VERHELST. Juriste spécialiste du droit coutumier africain, il a effectué de nombreuses missions aux quatre coins du monde. Fondateur et coordinateur du Réseau Sud-Nord Cultures et Développement, il a été rédacteur en chef de la revue Cultures et Développement. Le Père Michel m’avait offert un de ses derniers livres : Des racines pour l’avenir. Cultures et Spiritualités dans un monde en feu, 2008. Il y développe les voies de ce qu’il appelle la transmodernité. Ce monde en feu oblige « à définir un nouveau paradigme capable de nous sortir de l’individualisme et de l’utilitarisme hérités de la modernité pour renouer avec le sens de l’Amour auquel nous a invités le Ressuscité. » (Verhelst, 2008). Je le remercie presque « d’être né au ciel » ce jour-là afin de pouvoir bénéficier de ce rendez-vous dominical avec le Ressuscité pour renouer avec son sens de l’Amour.

Aussi est-ce avec une grande émotion que, dans ce coin perdu de Touraine, j’ai entendu monter ces chants orthodoxes glorifiant le Ressuscité, la Trinité et la Création, au sein des magnifiques icônes de Sœur Élisabeth, la deuxième représentante féminine du noyau tripolaire de la communauté. Un petit groupe de Béthune était présent, entre autre pour s’initier à l’iconographie. Au repas du soir, Bernard, originaire du Nord-Pas-de-Calais, a fort sympathisé avec eux. L’un deux, Christian L., passionné de vélo, a accompagné notre départ le lendemain matin.

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Bois-Aubry- Poitiers (70Km) André
28/04/2013 08:00
Ce lendemain matin, Sunday, le soleil est bien là. Un soleil de fin avril, encore discret, jouant avec les nuages. Petite brise. Petites routes locales désertes serpentant dans une campagne variée, alternant taillis, prés et quelques cultures. Cette douceur champêtre m’inspire : l’Esprit veut m’apprendre la création de la création. Chaque lieu, à chaque instant, secrète, propulse une force, un processus créateur. S’éveiller à ce processus créateur dévoilé, mais aussi voilé par la beauté de chaque instant, est s’ouvrir au processus d’autoformation. Grandes boucles étranges d’une guirlande éternelle ! Me remonte alors quelques bribes de la communication du japonais Kuroda Akinobu sur l’intuition de l’auto-formation de la vie de son grand compatriote philosophe Nishida Kitaro : « Dans le monde de la vie historique, ce qui crée est créé pour donner naissance à ce qui crée. La créature est créée de sorte que le créateur se donne naissance au sein même de la création. » (Kuroda, 2008, p.6. cité dans Pineau, 2012, p.38) (Que l’on me pardonne, mais ces auto-références ne sont qu’un pauvre moyen pour relier ces intuitions fugitives et en faire l’apprentissage progressif, par reprises !)

Après Saint-Gervais-les-Trois-Clochers, nous quittons le département d’Indre-et-Loire pour entrer dans celui de la Vienne. Le seuil du Poitou commence à se faire sentir avec de grandes plaines céréalières. Paysage beaucoup moins bucolique, renforcé sur la fin, par les constructions innovatrices du Futuroscope, que nous longeons après Aventon, pour entrer dans Poitiers par l’est. L’ami chez qui nous logeons habite un quartier en face de la vieille ville construite sur un promontoire de la vallée du Clain. C’est le Quartier des Dunes, lui aussi haut perché, avec une vue magnifique sur la ville.

André est un collègue professionnel de mes derniers vingt ans de vie universitaire institutionnelle. Il était le responsable de la formation à La Maison de la formation de la Chambre de Commerce de Poitiers. Il est un des grands acteurs/auteurs de la formation par alternance école/travail. Un de ses ouvrages, L ‘école de l’alternance, fait référence dans le domaine. Nous avons ensemble accompagné des groupes de formation d’un Diplôme Universitaire de Hautes Études de la Pratique Sociale (DUHEPS). Ce compagnonnage professionnel a construit une connivence et une confiance interpersonnelle qui, pour ne pas être intime, a été assez forte pour que je lui demande l’hospitalité. Mais on ne s’est pas vu vraiment depuis presque nos dix années de retraite. Et, au téléphone, je l’ai senti préoccupé. Donc je le suis moi aussi, à la veille de cette rencontre qui me fait entrer plus avant dans son intérieur, surtout avec une personne qu’il ne connaît pas. Est-ce que je et nous le dérangeons ? Et si oui pourquoi ? Érosion de la relation avec le temps ? Surcharge ?

Un peu après 18h comme prévu, nous sonnons à son pavillon. Il ouvre sa porte de garage, nous dit de nous installer, mais nous annonce qu’il va devoir s’absenter une bonne heure, pour aller à l’hôpital, rendre visite à sa compagne. Elle s’est cassée le col du fémur avant hier, et vient d’être opérée. Au retour, il nous apprend qu’il a perdu la vue d’un œil et que l’autre lui donne des soucis. De plus il doit s’occuper de ses deux parents qui vivent encore. Le père a 103 ans et la mère 98. La participation financière à leur entretien, dans une maison de retraite, soulève des problèmes épineux avec ses deux frères et sa sœur. On comprend alors toute sa générosité de nous recevoir au milieu de cette situation très chargée. Notre passage était en fait une surcharge. La qualité des interactions provoquées permet de penser que ce fut aussi et malgré tout une aération pour lui. En tous cas, pour moi, ce fut une découverte plus profonde, revivifiant et renforçant une amitié ancienne. Merci André.

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Poitiers- Logis de Fomblanche/Exoudun-60 km Philippe.
29/04/2013 08:00
La rencontre personnelle ponctuant cette troisième étape me préoccupe beaucoup moins. Il s’agit d’un ancien étudiant, Philippe M., passionné de vélo. Il a même fait des compétitions cyclistes, dans la vingtaine. Maintenant il doit en avoir le double. Il est formateur d’adultes, principalement en analyse de la pratique pour des professionnels de santé et des familles d’accueils d’enfants en rupture familiale. Et il vient de s’installer dans ce qu’il reste… d’une ancienne abbaye d’un prieuré s’étendant naguère sur 25 hectares et fondé par le comte d’Eu en 1214-19. Mais cette dernière a perdu même son nom d’abbaye, puisque le lieu se nomme Logis de Fomblanche. N’empêche ! C’est un haut lieu historique qui fascine et mobilise les énergies créatrices de Philippe. Il m’en parle avec enthousiasme depuis son acquisition il y a deux ans. Son invitation insistante à venir le découvrir a déterminé fortement l’itinéraire de cette route, qui depuis Poitiers, aurait pu bifurquer vers La Rochelle pour rejoindre rapidement la côte atlantique. Alors que, résolument, nous restons dans les terres intérieures et roulons sur les petites routes d’un bocage poitevin verdoyant, parsemé de haies, de parcelles de bois et de cultures avec un habitat très dispersé. De quoi se perdre ! Heureusement, Philippe a dit qu’il viendrait à notre rencontre. Et miracle, entre Rouillé et Avon, sur une petite route déserte, un superbe coureur en plein effort et tête baissé va nous croiser, quand in extremis, nous nous reconnaissons. Grandes effusions.

Et nous repartons à trois, en échangeant les dernières nouvelles. Le fringant Philippe s’ajuste à notre allure de sénateurs, en caracolant de l’un à l’autre, en éclaireur et en arrière-garde. Quand soudain, le pneu d’un vélo crève. Le sien ! Pas de quoi réparer, sauf un gélifiant à infuser dans le pneu avec une bombe aérosol. L’opération, non entièrement concluante, doit être répétée tous les kilomètres. Ce qui nous laisse le temps de découvrir doucement la région et en particulier Exoudun, la commune du Logis de Fomblanche.
Réaction de Philippe ensuite
Je vois que cette défaillance d’air de mon pneu t’a marqué! A toutes fins utiles, si d’aventure tu avais recours un jour à la colle injectée pour colmater une crevaison, voici ma petite expérience à la suite de votre passage chez nous. Quelques jours plus tard (par temps clément) j’ai enfourché le vélo, tout ragaillardi par votre visite-sur les routes de l’amitié - et douce surprise - : le pneu avait conservé tout l’air insufflé à la fin de notre petite sortie ensemble! On pense souvent que les objets matériels ne sont pas animés et qu’ils ne peuvent autogénérer leurs fonctions; eh bien en laissant un peu de temps à l’action réputée appropriée d’un sujet, un processus s’effectue... Depuis je roule avec 6kg de pression dans ce pneu et ça tient!
J’ai acheté une nouvelle bombe anti-crevaison (à effet immédiat!).



Lieu impressionnant en effet avec un bel étang et de grands arbres multi-centenaires. Un logis a été magnifiquement restauré par les propriétaires précédents, dans ce qui devait être les dépendances de l’abbaye, ancien prieuré des Augustins. Mais de celle-ci il ne reste qu’un bâtiment qui devait être l’abbatiale et des ruines recouvertes de ronces. Philippe a commencé à les dégager. Mais avec humour philosophique très lucide, il rappelle une phrase de Camus : « Il faut croire à un Sisyphe heureux ». L’œuvre en effet est gigantesque.

Et cette œuvre doit être menée de front avec son travail professionnel, la fondation d’une nouvelle famille et la finalisation d’une thèse. En effet après un master très épistémologique intitulé Dynamique trajective de la construction corrélée du sujet et de l’objet, Philippe a entrepris avec Martine Lani-Bayle de Nantes une thèse sur Dynamique du trajet de recherche entre sujet et objet. Il a fortement contribué au livre coordonné par Martine Lani-Bayle sur André de Peretti, pédagogue d’exception. Regards croisés sur l’homme aux mille et un rebondissement (2011). Et, comme il me le rappelle, son nom de famille concentre trois éléments : terre, eau et même phonétiquement «er». C’est un cosmique aérien. Dans un de ses écrits, il réfère à une citation de Georges Lerbet sur l’air : « l’air est doté d’un pouvoir libérateur en ce qu’il permet l’attache ailleurs qu’à la terre sans pour autant qu’il y ait rupture avec celle-ci » (Lerbet, 1992, «Le symbole air», dans Pineau, De l’air. Essai sur l’écoformation, p.202). Des interrogations de fond le travaille. Et audacieusement il se laisse travailler par de nombreux chantiers qui l’ouvrent à l’infini.

Cependant, au sein de ces nombreux chantiers, lui et sa compagne Nathalie, ainsi que Samuel (9 ans) et Emma Luna (6 mois) prennent le temps de nous recevoir chaleureusement. Et même plus… le lendemain.












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Logis de Fomblanche- Abbaye de Fontdouce-90 Km Jean-Pierre
30/04/2013 08:00
Le lendemain : réveil sous la pluie. C’est comme si les fontaines de nos lieux de départ (Fomblanche) et d’arrivée (Fontdouce), confluaient pour se déverser sans douceur sur nous et notre projet de parcourir dans la journée les quasi 100km les séparant. Au petit déjeuner, inquiétude et sorties fréquentes pour tenter de percevoir l’espérance d’une éclaircie dans ce déluge. Nathalie revient de conduire Samuel à l’école. Emma Luna lui sourit, mais commence à s’agiter. Et Philippe se prépare à partir au travail. Bravement, Bernard et moi commençons à enfiler la tenue de pluie, dans l’espoir d’une petite accalmie, mais sans trop y croire. C’est alors qu’après un échange de regards avec Nathalie, Philippe nous dit qu’il peut repousser ses rendez-vous jusqu’à 13heures et qu’il propose de nous véhiculer ce matin au moins sur une cinquantaine de kilomètres. Il sauve notre journée ! Mais nous sommes trop encombrants avec nos deux vélos et nos sacoches pour entrer dans sa petite voiture. Si on veut bien d’Emma-Luna avec nous, Nathalie nous offre aussi la sienne ! Adultes et bébé, vélos et bagages, s’engouffrent alors précautionneusement sous la pluie dans les deux voitures. Elles se suivent mais parfois se perdent ; Nathalie devant arrêter pour donner le sein à Emma-Luna, un peu perturbée par ce remue-ménage imprévu.

À midi, la pluie tombe toujours, mais Philippe doit rentrer. Et la moitié, sinon les deux-tiers de la route sont faits. Donc à Varaize, nous nous séparons, en oubliant un thermos dans l’une des voitures. Maigre cadeau pour une si grande générosité. Merci Philippe, Nathalie et Emma-Luna !

Un peu désorienté par ce débarquement dans un endroit inconnu et dans la hâte de se restaurer dans la seule petite localité possible dans un rayon de 20 km (Matha), j’entraîne malencontreusement Bernard sur des routes qui nous rallongent, avec en plus, un fort vent de face. J’admire son stoïcisme. Décidément, Fontdouce se fait attendre et sait se faire désirer ! Heureusement le soleil apparaît et surtout, nous découvrons la capitale du Pineau : Burie ! En effet nous sommes entrés dans le célèbre vignoble du Pineau des Charentes et Burie est juste à la limite des départements Charentes et Charentes–Maritimes. Nous pédalons avec délices vers l’Abbaye de Fontdouce qui enfin se révèle au fond d’une allée d’arbres, digne de Versailles.

Rien à voir avec nos deux précédentes abbayes, ou ce qu’il en reste. Ici bâtiments et jardins sont en pleine forme, séparés des visiteurs par un mûr d’enceinte et une grille. A droite, un bureau d’accueil pour les visiteurs, avec réceptionniste et guide.

Intimidés nous n’osons entrer. La grille est entr’ouverte. Je m’y faufile pour voir si je ne découvre pas Jean-Pierre, mon ami de ce lieu imposant. En contrebas, je vois de dos, une silhouette qui lui ressemble. Elle essaie d’aplanir un chemin boueux avec un râteau. Je m’approche sans mot dire pour lui faire une surprise. La surprise est pour moi. La silhouette se redresse. C’est le sosie de Jean-Pierre qui apparaît : son frère ! Aussi scrutateur et imperturbable que son frère, Gérard m’accueille calmement. « Jean-Pierre m’a dit que vous deviez venir. Il n’est pas encore là. Et je dois partir. Mais venez, je vais vous montrer où vous installer. »
Choses dites, choses faites. Un quart d’heure après, nous sommes installés, seuls, dans le bâtiment central, prêts à accueillir ceux qui nous reçoivent. Une voiture familiale se profile bientôt devant la grille d’entrée : ce sont Jean-Pierre et son épouse Maïté qui arrivent des bords de Loire comme nous, avec un long fauteuil-banc à descendre. Accolades généreuses et transport du meuble à l’intérieur en passant par la fenêtre.

Jean-Pierre est un des vingt-cinq compagnons professionnels qui ont bien voulu écrire le bout de chemin vécu ensemble dans mon trajet d’un forgeron de la formation. Il a intitulé ce bout de chemin commun : Insolites rencontres, déterminantes retrouvailles (Abels-Eber, 2010, p.155-158). Dans les dernières années de ce bout de trente ans, perçait de temps en temps, l’existence de cette abbaye. Pour moi, elle restait dans un inconnu mythique. Jean-Pierre n’y faisait que de très discrètes allusions accompagnées de sibyllines invitations. « Viens voir » glissait-il en final de conversation, avec son fin sourire de sourdine. Le seul indice matériel pouvant me faire croire à son existence, était le petit verre de cognac, sortant d’une insolite bouteille cachée dans son bureau. Cette libation commune a certainement contribué à rendre déterminantes ces retrouvailles périodiques. Elle les nourrissait bio-cognitivement, mais inconsciemment, d’un héritage commun de culture vigneronne. Et elle les ouvrait à un projet de continuer à travailler, peut-être un peu plus consciemment, « à enlever quelques lambeaux d’absurdités supplémentaires attachés à nos existences. » (Boutinet, 2010, dans Abels-Eber, p.158).

Cette fois-ci, j’y étais dans cette abbaye. Elle existait bien. Si j’avais été plus curieux, j’aurais pu aller sur internet < http://www.fontdouce.com/ >. Elle a un site encore plus beau que celui de Jean-Pierre. Mais mon inconscient voulait la découvrir avec lui, ou plutôt le découvrir avec elle. Car ils font corps, cause commune, mêmes gênes pourrait-on dire. Elle est dans la famille Boutinet depuis la Révolution. Entre elle et la famille, s’est tissée une coformation serrée, en boucles éco-, socio- et autoformatrices. En écoutant Jean-Pierre commenter la visite de la découverte et de la restauration de ces lieux, je ne savais quoi admirer le plus : ces lieux ou ces générations de Boutinet qui les ont générés, sans éclater, en se générant et se régénérant eux-mêmes. Quelle histoire ! Sans oublier que la noise est au cœur de l’histoire !

Et ça continue. Au repas du soir, Françoise mon épouse, nous rejoints, venant de Tours en voiture. Au petit déjeuner du matin, Gérard et Véronique arrivent de la région parisienne. Thibault, fils aîné de Jean-Pierre et Maïté, nous fait part des développements futurs : le festival de musique de la mi-août, les animations scolaires, la restauration de ce qui reste de l’abbaye, libéré par la mort d’un Boutinet agriculteur qui l’avait transformée en ferme… On y resterait pour participer à cette œuvre collective. Mais il faut partir.












5
Fontdouce- Saint-Aubain de Blaye- 80 km Gérard et Véronique
01/05/2013 08:00
L’équipée de la route du feu de l’an dernier a scellé entre Gérard, Bernard et moi une telle amitié « vélosophique », que Gérard, malgré son travail, a trouvé le temps de venir rouler les deux derniers jours avec nous. Véronique, son épouse, l’accompagne. Mais c’est sa première grande randonnée. Prudemment, pour se rôder, elle a décidé de commencer par une seule première demi-journée. Aussi nous laisse-t-elle partir tous les trois et va, avec leur voiture, nous attendre pour midi à Pons.

Le trio se retrouve donc. Il commence par batifoler un peu dans une superbe nature boisée et avec un temps plus clément que la veille. On admire le superbe vélo de Gérard, super-équipé. Sacoches devant-derrière. Sur le guidon, un vrai tableau de bord. Il a même un GPS ! Gérard est un perfectionniste qui s’investit beaucoup dans tout ce qu’il fait. Depuis l’Italie il est devenu un professionnel de la randonnée en vélo/camping. Avec toujours des étapes de plus de 100km ! Jamais on ne l’a vu fatigué. Il pourrait tous nous traîner. Notre seule excuse est qu’il est plus jeune ! Et si compréhensible… quand il veut. Et puis omni-compétent. Une ressource unique pour se cultiver en complexité (2010), selon le titre d’un de ses derniers ouvrages.

Le GPS est très utile pour se piloter dans un dense réseau de petites routes communales et vicinales. Mais pas suffisant quand même pour étouffer tout doute et petite chamaillerie. « C’est par ici, non par là ». En tout cas, il n’empêche pas la jonction laborieuse avec Véronique qui a préparé à Pons un pique-nique bienvenu.

Véronique se joint donc à nous, les trois hommes qui galamment adoptons son rythme. Ce qui permet de parler et d’apprécier le paysage. La créativité la passionne. Elle lui a consacré deux mémoires…..
De temps en temps, Gérard étend sa main dans son dos et l’entraîne tendrement.

La petite colonne s’échelonne doucement vers la Gironde qui apparaît soudain à Saint-Thomas-de-Conac dans toute sa magnificence au sommet d’une rude montée. Cette apparition me rappelle des deux grands moments – l’effort et le don - qui, selon Sansot, ponctuent la conquête d’un paysage : « Le voyageur traversera ces deux moments : il acceptera de courber les épaules, d’ondoyer… puis de revenir altier, de dominer de la tête et des épaules le reste du monde. » (Sansot,1983, Variations paysagères, Payot, p.73-74)

Notre arrivée tardive à Saint-Aubin dans un logis du passant nous permet un dîner improvisé, avec les restes du midi, arrosés du bordeaux de la propriétaire.













6
Saint Aubin de Blaye Bordeaux Monique Joseph
02/05/2013 08:30
Le petit déjeuner est marqué par la rencontre de trois Québécois de trois générations d’une même famille. Le plus vieux est un immigrant de la région d’Agen qui y revient pour faire découvrir son pays d’origine à ses gendre et petit-fils. Il est venu au Québec parce que les relations avec les patrons y étaient plus libres. Il travaillait comme monteur de poutrelles d’acier et a monté celles du World Trade Center à New-York. Il m’apprend que les Indiens, dans leur langue, appelaient les Français les « Qu’est-ce qu’il dit ? »

Le quatuor fait route ensemble jusqu’à Blaye. Gérard m’apprend que certaines cigales se génèrent en chrysalide pendant 7 ans avant de naître pour 3 ans. Et nous nous interrogeons : si notre vie était un temps de chrysalide se nourrissant de l’environnement par tous les sens avant de se mettre au monde selon des métamorphoses inimaginables ? Chaque créature doit se nourrir de la création pour devenir créatrice.

Texte ultérieur de Gérard
Cette route présente un kaléidoscope d'amitiés, toutes nées du même étalon hors du monde. Mais chacune porte un reflet propre, signifié par une circonstance et une temporalité particulière.
Entre le vieil ami qui vous reçoit malgré de multiples pesanteurs dont la perte progressive de sa vue et celui qui vient au devant de vous en athlète mais dont le vélo crève, les vecteurs contrastés des nuances d'amitiés ondulent à l'infini et l'humour aussi.
J'apprends au fil des années l'étroite conjonction entre le feu de l'amitié et le doux foyer de la solitude de son être propre quand elle n'est pas esseulement. La proche amitié tient en respect la familiarité. La juste distance évite l'éloignement. Cette tension est ma plus proche allusion possible à l'inexprimable noblesse puis dignité puis courtoisie - les porteuses de l'estime de soi - dont s'abreuve l'amitié. La route du feu reste gravée en moi pour toujours. D'autres routes ont suivi et suivront.

A la fin de ce mois, notre plus jeune fils et moi allons rendre visite à un ami suisse et son épouse à Genève avec lesquels j'ai beaucoup travaillé dans la formation au fil de mes plus jeunes années, notamment au Vietnam en guerre. Il est atteint d'une maladie dégénérative incurable et le déclin paralysant s'observe de mois en mois. Il a vingt ans de plus que moi mais nous sommes frères devant le Mystère et si je ne vais pas le voir, je me manquerai aussi. Si je ne tente pas de faire face au moins un instant à ses côtés à sa prochaine disparition, il ne pourra démêler en moi, sentiment et sentimentalité. C'est la peur qui dégrade l'un en l'autre. Le constat de ma douleur adoucira sa pente. La conscience de ma peur provoquerait, je le sais, son soutien : une grandeur dans la vulnérabilité pour compenser une petitesse dans la fragilité. Je ne retiens pas cette éventualité puisqu'il y a amitié.

Dans de précédentes occasions, j'ai eu peur et alors mon discours était cérébral ce qui est une injure pour celui qui conserve toute sa tête... pour témoigner à lui-même de sa diminution.
Le feu est bien brûlant aussi quand un inexorable chronomètres rend la fin à la fois certaine et calculable.

Il n'y aucune raison rationnelle pour me pousser à cette visite ni pour qu'il en fasse cas ... puisqu'à quoi bon...Mais l'amitié n'a pas de prix ou plutôt l'étalon de sa valeur est inconnaissable. Alors la mort n'y change rien tant qu'un vivant la proclame. Mon tour viendra. J'accompagne mon prédécesseur.

Après le repas de midi à Blaye, Véronique et Gérard prennent un bac pour traverser la Gironde et remonter l’estuaire par l’autre rive. Bernard et moi fonçons vers Cubzac-les-Ponts où mon ami de Bordeaux, Joseph N, doit nous attendre vers 15h30. On y arrive vers 15h45. Il est bien là. Émotion. En plus d’être mon initiateur vélosophe, Joseph est un grand ami d’adolescence. Ensemble nous nous sommes lancés dans l’aventure de la vie. Et même si celle-ci nous a fait construire des trajets différents, des rencontres périodiques, même très distendues, ont permis régulièrement de faire le point. C’est une amitié existentielle au long court. Elle s’est étendue à nos compagnes, Monique la sienne et Françoise la mienne.

Il nous pilote magistralement dans les trente kilomètres urbains labyrinthiques de routes, rues, ruelles, pistes qui restent à parcourir pour arriver chez lui à Gradignan. De loin je crois voir les tours du World Trade Center. Ce sont celles du nouveau pont Jacques-Chaban-Delmas. Les bords de la Garonne sont superbement aménagés et déserts, car il pleut dru. Selon quoi, la pluie peut avoir des avantages. En outre, elle oblige à intérioriser les réflexions quand l’extérieur est trop bouché. Me remonte le souvenir que Bordeaux est la ville d’une des amitiés les plus célèbres de l’histoire, celle entre Montaigne et La Boétie. Elle n’a duré en fait que 5 ans. Mais elle a tellement marqué Montaigne qui l’a tellement chantée, qu’elle est devenue éternelle( Montaigne, De l’amitié, dans le livre 1 des Essais, 1595).

Monique nous accueille avec son hospitalité généreuse habituelle, développée à la puissance n, par sa responsabilité, entre autres, d’un réseau du quartier sur les Échanges réciproques de savoirs < http://www.rers-asso.org/ >. Le repas se nourrit d’échanges sur les connaissances communes et les parcours de chacun, en s’ouvrant à celui de Bernard qu’ils apprennent à connaître.

Avant de prendre le TGV avec nos vélos, le lendemain matin, Joseph et Monique tiennent absolument à m’offrir le livre de Étienne Davodeau, Les ignorants. Récit d’une initiation croisée. Il a reçu le prix de la réciprocité. L’histoire du croisement amical initiatique entre ces deux ignorants l’un de l’autre - un vigneron et un auteur de bandes dessinées – n’est-elle pas celle du pouvoir de l’amitié quand elle est prise au sérieux et qu’on veut apprendre d’elle ?








7
Amitié
03/05/2013 08:00
L’amitié initie au cours des âges des croisements interpersonnels qui sont des repères relationnels précieux pour construire un trajet, une vie, un monde personnels. Autant de pierres d’attente dont le potentiel de construction historique singulière est plus ou moins actualisé par chacun. Entre des retrouvailles imprévues qui font apparaître un fil inédit et invisible de vie et des rendez-vous ritualisés avec des amis privilégiés pour faire le point périodiquement et tisser ensemble la trame d’une durée commune avec les matériaux de chacun, existe un éventail quasi-infini de pratiques personnelles plus ou moins conscientes.
Avec la panne de sens des grands appareils institutionnels, cet éventail s’explore de plus en plus consciemment, pour malgré tout construire les moyens de vivre et survivre. C’est une question de sensibilité, d’orientation et de signification dans un nouveau monde, brûlant avec de nouveaux moyens. Le développement des moyens électroniques s’accompagne, comme en contrepoint, de besoins de communications lentes, élémentaires, à pied ou à vélo. Comme pour ré-enraciner, ré-énergiser cosmiquement les relations au monde et aux autres. Retremper les relations sociales dans les ressources naturelles élémentaires. Découvrir les amis dans leur habitat, le petit coin de terre aménagé, leur intérieur, leur chez eux.

« La petite Poucette » de Michel Serres (2012), qui tient le monde dans ses mains pour mobiliser des réseaux sociaux plus ou moins amicaux, vient renforcer le Petit Poucet. « Volatile, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier, pyramidal et gelé »(Serres, 2012,p.82). Mais l’ouverture déréglémentée de l’éventail des relations interpersonnelles possibles est ambivalente. Les langues de feu peuvent illuminer autant qu’incendier. Aussi cette ouverture appelle de façon vitale l’amitié et l’entretien concret de ses relations créées ou plutôt leur actualisation. Car cette ouverture est tendue entre la loi anonymante du plus fort ou le don amical, l’exploitation à mort ou la coformation à vie. Aristote voyait l’amitié comme la vertu civique de base. Elle doit devenir un verbe : amitier (Tiberghien Gilles A., 2002). Et le vélo modestement peut y contribuer. Cette possibilité est même soulignée par des gens inattendus. « Et Dieu créa la bicyclette afin que l’homme en fasse un instrument d’effort et d’exaltation sur le dur itinéraire de la vie.(Pape François).

Mais dans notre polémique née sur la route du feu, entre vélosophie et cyclosophie, Bernard a raison : l’apprentissage de cette sagesse réside plus dans des reprises cycliques infinies que dans la rapidité. Alors les amis, vous nous avez bien reçus. Merci. Mais ce n’est pas fini!


DE Philippe Montaireau

Quel beau verbe d’action : amitier!
Comme tu le sais sans doute, à la différence de la simple vitesse, la vélocité implique une vitesse et une direction. Je ne trancherai pas la polémique vélosophie/cyclosophie. Mais en te lisant rappeler Camus et Sysiphe, j’inclinerais à la cyclosophie de Bernard,en rupture avec mon ancienne recherche de vélocité en fuite en avant.
Mais la compétition m’a appris le geste, intériorisé, fluide, le plus économique possible, répété et jamais exactement pareil, toujours perfectible, jubilatoire : un mouvement cyclique heureux réalisant une noodynamique. J’ai toujours senti plus ou moins confusément que la pratique de « la bicyclette »- comme on disait à l’époque de mes premières compétitions - exprimait un mouvement ascensionnel.
Un vieux bonhomme près de chez mon grand-père à l’époque de mes premières compétitions disait en roulant fortement les « r » : « ché petits peneus, o roule o roule, o touche pas à la route! ».
En effet, à peine relié à la terre, c’est presque seulement une affaire aérienne en quasi lévitation, faite de gestes répétés, épurés, légers, de souffle cyclique, de subtiles combinaisons avec le vent!

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