l'Expédition L'Europe autour des Alpes - Juillet 2017 par (1 étape)

Sommaire des étapes

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Carte de l'itinéraire

C'est quoi l’Europe ? Au-delà d’intérêts économiques ou politiques communs à nos pays, qu’est-ce qui nous rassemble, en quoi on se ressemble ? Tentative de réponse en quelques rencontres glanées au fil du voyage.

    1

    Où tout commence

    C'est un grand voyage, notre premier grand voyage à 4. On fait connaissance avec notre maison sur roues. On charge le van, on espère ne rien oublier d'essentiel. Et puis on part à l'aventure.

    2

    Là-haut, sur la montagne

    Martigny, Suisse

    Dans le sud de la Suisse il y a des montagnes presque partout. On est entrés par le col de l’Hôpital. On s’est faufilés entre les montagnes jusqu’au lac Léman qui est entouré de très belles et très hautes montagnes (au début on ne les voyait pas entièrement à cause de la brume, elles sont apparues progressivement). En restant dans les creux entre les montagnes, on a remonté le Rhône qui débouche dans le Léman et on est arrivés à Martigny, qui est un carrefour entre plusieurs vallées. Les Suisses ont domestiqué leurs montagnes et tels des nains industrieux, ils ont percé des passages secrets dans la roche. Pour quitter la Suisse, il y avait une montagne en travers de notre chemin : on est passés en dessous en empruntant le train-tunnel qui mène directement jusqu’à Iselle en Italie.

    En Suisse on vit en confiance. L’appartenance à une société d’honnêtes gens se reflète dans les salutations échangées spontanément avec les parfaits inconnus que nous sommes, dans les vastes espaces partagés sans barrières entre les bâtiments, l’autonomie laissée aux enfants qui vont et viennent sans trop de contraintes.

    La Suisse a hérité sa constitution de Napoléon et elle n’a pas beaucoup changé depuis. Elle commence par une profession de foi, et leur hymne national ressemble fort à un cantique : la religion et les valeurs qu’elle porte restent importantes dans la vie des Suisses, même si sans doute un peu moins qu’avant.
    En arrivant, on est d’ailleurs surpris par les panneaux publicitaires affichant des paroles d’évangile : « Pardonnez-vous les uns les autres », « Soyez sans crainte ». On nous apprend que ce sont des évangéliques qui achètent ces espaces pour diffuser la bonne parole. Vivre dans un pays avec trois langues officielles et sept cantons autonomes aux identités bien distinctes (du système éducatif au droit de vote, tout se décide localement) doit obliger à une certaine tolérance, qui se traduit ici manifestement plus par une acceptation de chaque religion que par une neutralité de l’espace public. En tout cas, tant que ces religions rentrent dans le cadre des grandes valeurs qui font consensus.

    Au bord du lac Léman, où nous avons passé une nuit, l’aisance est palpable. Les façades des immeubles sont toujours propres, les autoroutes circulent sur d’impressionnantes arches de béton. En partie grâce à la manne financière issue de son statut de paradis fiscal, la Suisse est un pays riche, et même si les allocations dédiées aux personnes en difficulté varient selon les cantons (et les Suisses sont assez peu enclins à favoriser une forme d’assistanat), il vaut sans doute mieux être pauvre en Suisse que riche dans certains pays du tiers monde. Les réfugiés, d’ailleurs, la Suisse les choisit : il se trouve qu’elle a de hautes montagnes tout autour qui freinent quelque peu l’entrée sur son territoire. Et qu’elle ne touche pas la Méditerranée. Il est donc assez facile de renvoyer les quelques migrants égarés au premier pays européen où ils ont déclaré leur arrivée : généralement, l’Italie.

    La famille qui nous accueille à Martigny a le cœur sur la main et une longue habitude d’hospitalité. Inviter au débotté une famille de 4 personnes à dîner ne leur fait pas peur : ils sont déjà huit en tout, 2 parents et 6 enfants qui s’étalent de 7 à 16 ans. Ils voyagent peu et apprécient d’avoir des invités d’un soir qui leur racontent leurs périples. Dans une famille aussi nombreuse, où chaque enfant a sa petite liberté et ses activités, la vie quotidienne s’organise dans la bonne humeur avec une rigueur aléatoire, l’important étant de ne pas se noyer dans le désordre et de savoir à peu près où est chaque élément de l’ensemble (enfants, provisions restantes, assiettes propres, chat, poissons, nain de jardin).
    Notre fille se retrouve au milieu d’un essaim de petites et de grandes, se brouille et se réconcilie aussitôt avec l’une ou l’autre. Elle est invitée à dormir une nuit à la belle étoile avec ses nouvelles amies dans le petit jardin fleuri. Notre fils passe de bras en bras. Nous discutons avec Géraldine et Rémy qui nous racontent leur expérience franco-suisse (Géraldine est suisse mais a vécu longtemps en France, Rémy est français d’origine mais naturalisé suisse depuis plusieurs années), et nous montrent un visage de leur pays avenant, curieux de l’autre, avec de solides convictions écologiques et humanistes. Accueillir les voyageurs? C’est la moindre des choses. Utiliser des serviettes jetables? Une aberration. Rémy nous fait visiter les chambres qu’il a lui même aménagées et subdivisées pour que chaque enfant bénéficie de son petit espace personnel. Les différents membres de la smala vont et viennent. Les vacances viennent de commencer, bientôt ils partiront en colo dans la montagne. Dans le jardin un chat paresse, un lapin grignote, la piscine gonflable est installée et une boîte de crayons de couleurs traîne sur la table. Chacun vaque à ses jeux ou à ses occupations, c’est animé, parfois confus, toujours joyeux. Dans cette petite communauté harmonieuse, chaque citoyen connaît ses droits et ses devoirs, et souvent les décisions se prennent à plusieurs. Comme un reflet de la société suisse ?

    Une jeune bernoise est hébergée là pendant quelques mois, pour parfaire son français et donner un coup de main à la maison. Pas le temps de discuter beaucoup, elle aurait certainement eu des choses à dire sur la manière dont les germanophones perçoivent les francophones (qui nous dit-on pratiquent bien peu le suisse allemand, alors qu’à l’inverse les germanophones parlent français). A notre demande, elle nous parle un peu sa langue, et malgré des oreilles bien entraînées à l’allemand et éprouvées à l’accent bavarois, on a du mal à la comprendre. Il faudra revenir un jour rencontrer des suisses allemands, manger du fromage, et gravir une ou deux montagnes.

    3

    La grande belleza

    Padoue, Italie

    En Italie on trouve des montagnes magnifiques, un lac magique, des courettes paisibles, de jolies places animées. On se sent toujours déjà un peu chez soi. Rien n’est compliqué, les gens sont amicaux, il y a la mer, des lacs, des campagnes, des places de village, on y mange bien, ça ressemble à la France, en mieux ! Depuis Stendhal, la situation n’a guère changé: pour nous, français, l’Italie apparaît comme un espace enchanteur où tout est ravissant, de la petite cour fleurie à la vieille église, en passant par les trottoir trop étroits et les fenêtres à jalousies. Le charme opère si bien qu’il nous empêcherait presque de voir le reste... Comme à Paris, les boutiques de luxe envahissent les centre-villes, et voilà les petits commerces de proximité relégués en périphérie, avec les personnes aux revenus modestes, condamnées à faire des aller-retours coûteux en temps et en énergie pour bénéficier d’un accès à la culture et à l’histoire de leurs villes.

    Le jeune italien qui nous fait visiter Padoue habite un quartier un peu excentré, à une vingtaine de minutes de voiture du campo della Valle où il nous a donné rendez-vous, de l’autre côté d’un nœud autoroutier. Il est amateur de cyclisme, mais les vélos se font voler si vite dans le centre ville qu’il préfère venir en voiture. Il nous fait goûter la boisson locale, le spritz, mélange de prosecco, d’eau de Seltz et de Campari (pour le Spritz bitter) ou d’Apérol (pour le Spritz dolce). Il nous promène toute une soirée dans les rues de sa ville, et au cours de la discussion nous apprenons que pour un italien du nord les italiens du sud ont des personnalités extraverties et parlent tous avec les mains. Dans le nord, nous dit-il, on est plus réservé, parfois même froid avec les inconnus. Dans le sud, c’est l’inverse, les gens sont trop accueillant, ç’en est gênant. Sa région préférée, c’est la Toscane, où des inconnus ne risquent pas de vous serrer dans leurs bras et où on est tout de même accueilli avec le sourire quand on pousse la porte d’un magasin. Le juste milieu.

    De nuit, les rues de la vieille ville sont un peu sombres malgré l’éclairage public, à cause des nombreuses arcades : en construisant leur cité, les sages vénètes ont prévu toutes sortes d’allées couvertes pour se protéger du soleil et de la pluie. Cela nous sera bien utile le lendemain, puisque nous aurons à affronter des pluies diluviennes entre la chapelle des Scrovegni et la gelateria. Pour l’instant le ciel est dégagée, un croissant de lune brille, notre fille court de pavés en pavés, notre fils somnole dans sa poussette. On parle de Galilée, dont la vénérable université de Padoue a conservé la chaire, mais qui n’aurait jamais mis les pieds à l’observatoire astronomique de la ville (sans doute préférait-il regarder les étoiles par sa fenêtre?). On parle aussi du terrorisme, qui n’a jamais touché l’Italie, alors que certains terroristes se font passer pour des réfugiés pour atteindre leurs cibles et que la plupart des réfugiés passent par l’Italie. Peut-être, nous suggère notre guide, est-ce dû au fait que l’Italie ne s’est pas montrée aussi ouvertement agressive envers le terrorisme que la France, qui s’est engagée militairement au Mali. Peut-être est-ce aussi et surtout parce que l’Italie, dont la population immigrée est arrivée tardivement et de façon bien moins massive qu’en France ou en Allemagne, n’a pas à affronter l’amertume d’une jeunesse « issue de l’immigration» avec en toile de fond un ascenseur social donc on a coupé les câbles.

    Car en Italie l’immigration est récente, surtout d’origine roumaine et des pays du Maghreb. Avant et depuis longtemps, l’Italie était un pays où l’on était de passage pour son loisir, que l’on visitait par goût des vieilles pierres, des fresques de la renaissance et de la dolce vita. On a pu toucher du doigt les dégâts provoqués par l’industrie du tourisme en visitant Venise. Comme des millions d’autres couillons, on n’a pas résisté à la tentation de voir la malheureuse cité des Doges. Les chiffres donnent le tournis : plus de 20 millions de touristes par ans visitent la ville chaque année depuis le début des années 2000; le lieu est vanté pour sa beauté et visité par les voyageurs au moins depuis le 18eme siècle. Rien que depuis le début du 21eme siècle, plus de 340 millions de personnes ont foulé la place Saint-Marc. Pas étonnant qu’elle s’enfonce.

    Le 27 juin, notre fils a fait ses premiers pas sur la pelouse du bar « La rosa », au bord du lac d’Orta. Après Padoue, après Venise, notre route italienne passe encore par Trieste, belle ville portuaire endormie où l’on se gare pour la nuit au bord de l’eau, bercés par le chant des cigales et l’odeur du laurier, pas loin du palais des derniers empereurs austro-hongrois. L’Italie n’a pas fini de nous séduire. Reste à trouver comment l’aimer sans lui nuire, et comment la visiter sans l’abîmer.

    4

    Sur la route de Mordor

    Logarska Dolina, Slovénie

    Nous rencontrons les filles alors que nous faisons une halte à l’auberge Ojstrika, en plein milieu de Logarska Dolina, la « plus jolie vallée de Slovénie » d’après les guides de voyage. Il semblerait que même les autrichiens, qui ont pourtant plein de montagnes et de vallées chez eux, fassent le déplacement pour la voir. C’est effectivement un petit bijou de vallée. Elle est située en moyenne altitude et entourée de montagnes très abruptes dont on dira le nom parce qu’on a aimé leurs sonorités dignes de Tolkien : Skuta, Brana, Planjava, Ojstrika. Là, dans un mouchoir de poche, se juxtaposent falaises, forêts (feuillus, pins) et vertes prairies. Pas de centrale hydro-électrique, très peu d’habitations, pas de remontées mécaniques. Un petit paradis tiré au cordeau avec, tout au fond, une jolie cascade.

    A l’Ojstrika, c’est Kaja qui fait le service. Cela n’a pas été compliqué d’avoir le poste, ce sont ses parents qui tiennent l’auberge. On y goûte les spécialités locales qu’on n’a pas encore essayées : un ragoût de porc, une bouillie de sarrasin associée à du yaourt caillé, une sorte de Strudel avec du fromage à la place des pommes, et surtout le « bergov soč », une eau incroyable au goût d’hysope et de sureau.
    Pour célébrer leurs premiers jours de vacances, Lidija, Anja et Nika sont venues rendre visite à leur amie Kaja. Elles se sont assises à une des tables en bois de la terrasse où elles ont commandé un café ou un coca. Elles habitent toutes quatre les vallées alentours. Elles ont 21, 22 ans, l’avenir devant elles, quelques expériences professionnelles, et déjà des idées bien arrêtées sur ce qu’elles voudraient faire. Lidija et Nika sont enceintes. Les futurs papas travaillent dans le coin, car même si on est dans la montagne, Ljubljana n’est pas très loin, et il y a quelques grosses usines dans la vallée, notamment Bosch et Siemens. Et puis des fermes, dans la vallée et dans la montagne. Elles sont toutes filles de fermiers. Le soin de la terre, des bêtes et des plantes, est important ici, cela se voit : les jardins sont fleuris, les fruits et légumes que l’on consomme viennent du coin, les animaux sont beaux. Mais ce sont les garçons qui héritent des fermes, pas les filles. C'est dit simplement, sans animosité: c'est ainsi.

    Anja et Kaja ont suivi le même cursus d’études « beauté et bien-être ». Anja veut un jour être coiffeuse et avoir son propre salon dans une petite ville ou un village. Pour faire ses preuves il faudra aller dans la vallée, peut-être à Ljubljana. Parce que les petites villes dans le coin ne sont pas bien grandes et n’ont pas forcément besoin d’elle. Alors elle verra bien. Anja n’a pas peur de l’avenir, elle a le sourire conquérant et la silhouette généreuse. C’est la seule qui fume, ce qui donne l’impression que c’est la plus affranchie des trois qui sont restées à table, alors qu’en fait c’est simplement la seule qui n’est pas enceinte. Un été elle a travaillé en Finlande dans un hôtel, elle me dit que si elle doit voyager de nouveau en Europe, que ce soit pour le plaisir ou pour le travail, elle évitera les pays nordiques ; il y fait trop froid. Anja y était en été, et l’été idéal en Slovénie, c’est la mer adriatique d’un bleu turquoise, les cigales et l’odeur des pins : il y a une petite portion de Slovénie qui accueille le même tourisme estival que la côte croate. On imagine Anja en août au bord de la mer baltique, longues plages de sable et reflets argentés, tenter de se baigner pendant un de ses moments de loisirs dans une eau à 16°. On comprend un peu sa déception.

    Nika a étudié l’environnement, elle se destine à un emploi dans l’industrie du tourisme. Elle parle mal anglais, nous écoute parler en sirotant son coca, Lidija et Kaja lui traduisent mes questions et me traduisent ses réponses, répondent parfois à sa place. Dans le coin, il y a pas mal de tourisme, c’est une chance. Nika trouvera sans doute une activité, et sinon tant pis, elle s’occupera de ses enfants.
    Kaja a du travail chez ses parents, l’auberge est idéalement située et elle marche bien en toutes saisons : pas besoin de monter sa petite entreprise, ni de courir le vaste monde. Lidija, elle, voudrait être nutritionniste. Elle a l’air ambitieuse et sérieuse, c’est celle des trois qui parle le mieux anglais. Elle va avoir un bébé, ce ne sera peut-être pas très facile de revenir à une activité professionnelle après, mais elle en a envie. Elle a voyagé elle aussi, elle a travaillé dans la restauration en Espagne pendant un été. Elle a trouvé que c’était une belle expérience. Les gens étaient amicaux, il faisait chaud. Elle pourrait retourner vivre à l’étranger plus tard. Mais ce ne sera pas pour tout de suite. Le père du bébé a un bon travail, ils habitent une maison qui appartient à ses parents, pas loin de la ferme familiale, et ce sera bien pratique de pouvoir compter sur la famille quand le bébé sera là. Je lui dis combien nous trouvons les slovènes gentils et sympathiques envers nous, touristes de passage, et je lui demande si il existe des traits typiques repérables du point de vue slovène selon l’origine des touristes en face. Est-ce que les français sont désagréables, les anglais hautains, les allemands buveurs de bières ? Elle me répond diplomatiquement qu’il y a trop peu de français en Slovénie pour dégager un stéréotype du touriste français. En revanche les Italiens, si proches géographiquement, ont des manières "totalement différentes” de celles des Slovènes. Les Croates sont parfois désagréables. Les Autrichiens sont sympathiques et leur ressemblent plus que les Italiens. Quand au fait que les slovènes sont si gentils avec les touristes, elle remarque avec un sourire en coin que quelque part, ils n’ont pas le choix… il faut bien vivre !

    Les ombres s’étendent au pied des arbres, les roches au sommet des montagnes deviennent ocre. Il va falloir partir. On leur offre une bouteille de vin italien en leur conseillant de la boire dans 9 mois quand les bébés seront nés, on dessine la vallée puisqu’elle est si belle, et on se quitte en espérant revenir un jour s’attabler à l’auberge pour prendre de leurs nouvelles. On imagine l’efficace Kaja patronne de l’Ojstrika, Nika faisant visiter la vallée, Anja la fonceuse dirigeant un salon de coiffure à Kamnik, la ville voisine, et la douce Lidija élaborant pour les enfants des écoles du coin des menus à base d’eau de fleurs et de légumes du potager. Qui sait ?

    5

    Où l'on ne fait que passer

    Bolfan Vinski, Croatie

    C’est le seul pays où nous resterons sur notre faim dans notre désir de rencontres. Nous commençons par visiter la ville, c’est sans doute là notre erreur. A Zagreb, capitale croate où il n’y a pas grand-chose à voir, il fait beaucoup trop chaud. On se réfugie dans la cathédrale où l’on trouve un peu de fraîcheur, de grandes écritures paléo-gothiques à la mémoire des premiers évangélisateurs, et beaucoup de dévotion. La foi se vit ici sur un mode plus expressif et prosélyte qu’en Slovénie. De l’autre côté de la frontière, juste à côté de la Croatie, il y a la Bosnie (avec 50% de musulmans) et la Serbie (majoritairement orthodoxe). Nous nous rapprochons du coeur des balkans et dans cette partie du monde les nations s’identifient largement par leur appartenance religieuse. Les croates affirment donc haut et fort leur religion. Il ne doit pas faire bon être mécréant par ici.

    Dans les rues de la ville, pas d’air, trop de lumière, des gens peu aimables, et en banlieue, de grandes tours à l’allure soviétique : nous fuyons vite vers le nord pour prendre de l’altitude. Après une bonne heure de route nous croisons des panneaux indiquant qu’il y a des domaines viticoles à visiter, et décidons de les suivre. Bonne pioche ! Sur les hauteurs de Hrašćina, nous trouvons le domaine de Boltan, et rencontrons l’adorable Maja qui nous fera goûter un très bon pinaut gris et nous laissera garer notre van pour la nuit à côté de la cave en haut de la colline. Le contraste avec le mauvais accueil trouvé en ville est saisissant. Le lendemain matin, Maja a disparu. C’est dommage, nous aurions bien discuté avec elle. Nous partons à la recherche de miel chez un producteur local. Il n’est pas chez lui, mais sa maison est entourée de fleurs, de butineuses et de papillons.

    La guerre d’indépendance qui a opposé la Croatie à la Serbie (et à l’ex-Yougoslavie) n’a pris fin qu’en 1995. Un connaisseur de la région nous demandera si nous avons croisé des maisons détruites, des zones marquées par la guerre. Pas du tout. La où nous sommes passés, nous n’avons pas vu de traces de ces épisodes récents. Pourtant, d’après lui, suite aux ravages de la guerre, il y a aussi eu les petits règlements de comptes, les expulsions et les expropriations plus ou moins violentes de ceux qui faisaient partie du camp d’en face. Cela, nous ne l’avons pas vu dans la campagne croate. Nous avons vu des champs paisibles sous le soleil de juillet, des vaches placides, des collines couverte de vignes.

    Après notre rendez-vous manqué avec l’apiculteur, nous poursuivrons notre route vers la Hongrie, ne nous arrêtant que pour visiter une église baroque perdue au milieu des blés. La Croatie restera en grande partie un mystère pour nous, une porte à moitié close. De l’autre côté, il y a un grand et beau jardin mais on ne sait pas si ses propriétaires sont amicaux. On reste un peu sur le pas de la porte, on hésite, on sonne, personne ne nous invite à entrer, alors on s’en va.

    6

    La dérive des continents

    Budapest, Hongrie

    Le rendez-vous est fixé à côté de la fontaine, devant les bains Geller. On arrive en retard, elle nous écrit par texto : « don’t worry, you are in hollyday, I will wait ». Au moment où l’on trouve la fontaine, une averse soudaine éclate, et l'on se serre sous un drôle de petit dôme art-nouveau ajouré ; au milieu, il y a une fontaine thermale où jaillit en plusieurs endroits l’eau de la source afin que chacun puisse en boire. La Hongrie n’est pas avare de son eau. Un petit homme au visage rond, la soixantaine, croise le regard et le sourire de notre fils d’un an. C’est le début d’une longue série de grimaces et de jeux de cache-cache auxquels notre fils répond par de grands éclats de rires. Nous tentons d'engager la conversation. Il a le teint mat et le visage ridé, il parle très mal anglais, sa femme à peine mieux. On sent que tous deux sont de milieu modeste, mais habillés sur leur trente-et-un.

    Nous pensons avoir affaire à des touristes venus du sud ou de l’est. Ils nous détrompent, ils sont hongrois. Peut-être sont-ils venus à Budapest pour une visite, une fête familiale ? L’accent de l’homme, son exubérance nous ont fait penser d’emblée à l’Italie, où les hommes d’âge mûr s’arrêtent dans la rue pour saluer les bébés et leur faire des mignardises que n’oseraient pas les grand-mères françaises. En Slovénie, les femmes sourient volontiers aux enfants, les hommes moins. En Croatie, nous avons principalement rencontré de l’indifférence (à l’exception de notre amie Maja). Et jusqu’à cette rencontre, notre bébé n'avait pas suscité l’enthousiasme spontané des passants dans les rues de Budapest. A contrario, les hongrois sont plutôt avares en interactions avec des inconnus dans l’espace public (les choses changent dès lors que l’on est dans un espace privé). Peut-être cet homme extraverti à l’accent prononcé et au teint basané appartenait-il aux 4 à 8 % de hongrois d’origine rom. Budapest nous offrait en tout cas un accueil sympathique.

    J. avait la gentillesse de nous accueillir dans sa ville pour une soirée, nous devions aller avec elle dans un restaurant situé sur une île gagnée sur le Danube, au sud de la ville. Son mari B. nous rejoindrait plus tard, en sortant de son travail. J. et B. ont fait de bonnes études, ils ont voyagé en Europe, ont beaucoup d’amis qui vivent à l’étranger. Quand J. et B. étaient enfants, la Hongrie faisait partie du bloc communiste, les magasins de comprenaient qu’un nombre restreint d’articles, et la télévision ne diffusait qu’un nombre restreint d’émissions. Ensuite, après l’ouverture de la frontière avec l’Autriche en 1989, les hongrois ont progressivement redécouvert l’économie de marché. Il ont intégré une union européenne synonyme de paix, de croissance, d’ouverture, de liberté et de libéralisme. Seulement, à présent que la croissance est partout ralentie, Bruxelles devient une cible facile pour certains populistes qui disent l'Europe seule responsable de l’augmentation du chômage, de la hausse des prix, etc. Ces populistes s’appuient aussi sur un nationalisme bien implanté en Hongrie, où il trouve ses sources dans le long combat de la nation magyare pour faire valoir ses droits au sein de l’Autriche-Hongrie (l’identité s’affirmant d’emblée comme l’objet d’une lutte), mais aussi dans la rancoeur toujours présente vis à vis des partitions effectuées aux lendemains de la première puis de la seconde guerre mondiale, qui ont vu le pays perdre une grande partie de son territoire, si bien que les populations magyarophones en dehors des frontières de la Hongrie (en Roumanie, Slovaquie, Serbie, Ukraine...) représentent aujourd’hui pratiquement le quart de la population du pays.

    Nationalisme et populisme : c’est la recette utilisée par Viktor Orban, actuel président de la Hongrie, pour arriver au pouvoir et pour y rester. Orban a récemment organisé un référendum puis porté devant le parlement un amendement à la constitution afin de ne pas accueillir la part de réfugiés prévue par Bruxelles. Depuis son arrivée au pouvoir, il a fait en sorte de museler toute opposition et de mettre l'administration à sa botte. Nos amis nous font part de leur inquiétude face à ces dérives. C’est tellement énorme, disent-ils, la manière dont Orban monopolise tous les pouvoirs et répartit dans son entourage tous les rôles clés, qu’ils ne comprennent pas comment les gens peuvent encore le soutenir. Avec en toile de fond un discours xénophobe qui s’appuie sur la peur du terrorismes, des crédits augmentés pour les organisations sportives mais coupés pour les institutions culturelles ou la santé : le bon hongrois est un homme fort et endurant, pas une mauviette qui va au théâtre. La doxa est bien relayée dans les médias qui sont majoritairement contrôlés par des groupes proches du pouvoir.
    Et puis il y a l’affaire Soros. Pendant notre passage en Hongrie, nous sommes intrigués par de grandes affiches incompréhensibles où figure en noir et blanc le visage d’un homme sur fond bleu, avec un drapeau hongrois en haut à gauche. Il s’agit en fait d’affiches de propagande financées sur les fonds publics, et visant à renforcer dans l’opinion la haine d’un certain George Soros, milliardaire américain d’origine hongroise, dont les principaux tords sont d’être favorable à la démocratie sous toutes ses formes, de soutenir des ONG qui ne sont pas pro-gouvernementales, et de financer à Budapest une université de très bon niveau. En butte aux attaques du gouvernement, cette dernière est en passe de quitter la Hongrie pour s’implanter ailleurs en Europe, au grand désespoir de J. et B. qui voient là une perte sèche pour leur pays. Orban a profité en tant qu’étudiant d’une bourse de la fondation créée par Soros, son parti aurait été un temps soutenu financièrement par lui lorsqu’il s’opposait aux communistes. Mais que l’on puisse aujourd’hui donner appui à la démocratie et à la liberté d’expression dans son pays n’est pas acceptable. La Hongrie se trouve ainsi dans une situation d’autocratie crasse où l’opposition démocratique est systématiquement discréditée (y compris dans les médias) qui rappelle fort ce qui se passe en Russie. On pense aussi à Trump, à la notion d’ «alternative fact » et à cette inquiétante tendance actuelle qui veut que partout dans le monde des soit-disant «hommes forts» recueillent les suffrages de peuples déboussolés qui croient ce qu’on leur dit quand on affirme que l’origine de tous leurs maux, c’est les autres. Même les anglais s’y sont fait prendre...

    La langue hongroise est par nature fort différente de toutes les autres langues européennes et, visiblement, les institutions ne font rien pour faciliter la compréhension des non-autochtones. En France, dans la plupart des sites touristiques, les panneaux d’explication comportent une petite traduction en anglais et parfois en espagnol. En Slovénie, il y avait presque partout des visites en plusieurs langues. Ici, la traduction est rare (y compris sur des panneaux où figure explicitement un financement de l’union européenne!). Les touristes n’ont qu’à apprendre le hongrois si ils veulent comprendre quelque chose à l’histoire du pays qu’ils visitent.
    En banlieue de Budapest, puis plus tard au bord du lacà Tata, nous voyons des gens qui bêchent ou piochent sous le soleil de juillet. Nous sommes intrigués : visiblement, ce ne sont pas des employés municipaux ni des jardiniers. Les premiers sont des hommes, ils triment dur au bord d’un autoroute sous la direction d’une ou deux personnes. La seconde fois, ce sont des femmes, qui jardinent dans les plate-bandes. Nous pensons qu’il s’agit peut-être de personnes effectuant des tâches d’intérêt général en réparation d’une infraction. J. nous explique que ce sont des chômeurs que le gouvernement occupe ainsi. Eh oui, c’est une des lois passées par Orban: depuis 2012, en Hongrie, pour bénéficier des minimas sociaux, il faut trimer. La mesure viserait principalement les communautés d’origine Rom qui restent ostracisées même si elles sont présentes depuis plusieurs centaines d’années sur le territoire. Leurs membres n’accèdent généralement pas à des études supérieures ni au marché de l'emploi et vivotent entre petits boulots, activités semi-illégales et aide sociale. Stigmatisés comme fainéants et parasites, on leur offre là une occasion de mériter l’argent que l’état leur donne. Comme c’est généreux!

    Plus tard, nous allons voir le Danube qui déroule son long ruban dans la grande plaine. Il part vers l’Est et semble entraîner la Hongrie toujours plus loin de l’Europe. Quand à nous, nous repartons vers l’ouest : Budapest était notre halte la plus orientale. La ville a longtemps été considérée comme un croisement entre occident et orient ; aujourd’hui, la Hongrie est à un croisement de son histoire entre démocratie et autocratie. Espérons que les hongrois finissent par se rendre compte de leur erreur et par remettre démocratiquement de l'ordre dans tout cela, tant que leurs institutions le permettent.

    7

    Einen Yodler hör i gern

    Aldrans, Tyrol, Autriche

    Le jour où on fait halte chez E. et G., on traverse déjà l’Autriche depuis plusieurs jours et on s’est fait une opinion sur le pays. On a passé une nuit devant la ferme de la famille Heschl qui nous a invités à dormir au milieu des vergers et nous a offert un sac plein de petites pommes à croquer, puis on a roulé plein ouest entre des montagnes aux noms semblant sortis de la mythologie : la «Clé de Voûte», le «Grand Sonneur» - pas le temps de tutoyer les nuages, on les a admirées d’en bas, leurs pentes revêches ou douces, la roche sombre, les forêts tapissées de fraises des bois, les coulées d’éboulis, les sommet nus.

    On a constaté que chez les Autrichiens, ou du moins dans la partie rurale et montagnarde du pays, on a de solides traditions de chasse, on bricole avec du bois quand on n’a rien de mieux sous la main, et on accueille les voyageurs fort aimablement. Le petit déjeuner ressemble à ce que nous connaissons de notre expérience allemande, nous parlons bien la langue et l’accent autrichien est doux, nous nous glissons avec plaisir dans le bain linguistique. La grand-mère Heschl, petite dame ronde et ridée assise avec un tricot devant sa maison, est la seule avec laquelle nous n’ayons pas pu communiquer autrement qu’avec des gestes : elle parlait un patois pointu qui nous faisait un peu penser au hongrois. On a vu aussi des autrichiens s’adresser à nous en italien pour nous faire comprendre un point de vocabulaire allemand sur le marché de Graz.

    C’est, nous apprennent nos hôtes, que les sphères linguistiques allemande et italiennes se frôlent et se mélangent un peu dans le sud de l’Autriche. Il existe par exemple toujours une population germanophone dans le Tyrol italien, région qui a appartenu successivement à l’Autriche puis au royaume d’Italie. G. est un bon exemple des liens forts qui existent entre ces italiens germanophones et le Tyrol autrichien voisin : germanophone originaire d’Italie, il a fait ses études secondaires à Innsbruck où il a rencontré E. . Ils ont tous deux vécu à Vienne, se sont mariés, ont eu des enfants. Ils habitent à présent dans un village en péripérie d’Innsbruck, petite capitale du Tyrol autrichien, avec la montagne, le ciel et la forêt à portée de jambes. Vienne, c’est bien, mais on manque d’espace en ville. Les Viennois sont toujours pressés et tellement paresseux : ils prennent les transports en communs pour s’économiser quelques minutes de marche !

    E. et G. ont trois enfants dont l’aînée et la cadette ont l’âge des nôtres. La glace est vite rompue entre les deux qui ne parlent pas encore ; c’est un peu plus compliqué pour les deux grandes, qui finiront par s’inventer un voyage sans paroles au volant du van, l’une conduisant, l’autre tenant la carte. Pendant ce temps, E. nous donne la recette du gâteau qu’elle a fait pour nous accueillir et du sirop de sureau qui l’accompagnait. E. ne travaille pas pour l’instant : en Autriche, comme en Allemagne, les enfants qui ne vont pas encore à l’école sont traditionnellement gardés à la maison, par leur mère. La langue allemande a même un terme pour désigner la mauvaise mère, celle qui déserte le nid familial pour aller couver d’autres œufs, des ambitions professionnelles ou personnelles qui ne soient pas compatibles avec la garde d’un enfant à plein temps : c’est la « Rabenmutter », la mère-corbeau.

    E. aurait bien repris une activité plus tôt, mais (en particulier au Tyrol, région assez conservatrice) il existe très peu d’aides pour permettre aux femmes de se libérer de leur foyer, alors elle prend son mal en patience et en a profité pour refaire des études. Plus tôt, quand les deux grands étaient encore petits et que la dernière n’était pas encore née, ils ont fait l’inverse : pendant une période, c’est elle qui travaillait et G. qui s’occupait des enfants. «Est-il vrai qu’en France il y a des places en crèche pour les enfants de moins d’1 an ?», nous demandent-ils émerveillés. En Autriche, les crèches ne prennent les enfants qu’à partir de 2 ans, et l’école ne commence qu’à 6 ans… avec une journée scolaire qui s’achève à midi, et de nouveau la question du mode de garde qui se pose. En comparaison, la France leur apparaît comme un pays de cocagne ! Nous leur ôtons quelques illusions et leur signalons qu’en France il est excessivement rare que ce soit le mari qui se mette à travailler à temps partiel ou qui prenne une longue période de congés pour s’occuper de ses enfants pendant que sa femme travaille. Tout de même, l’idée que l’état puisse subventionner les modes de garde les fait rêver.

    Ils ont un voyagé en Europe, ils ont même vécu un temps en Andalousie. E., qui est dans le social, travaillait pour un camps de réfugiés. C’était au tout début de la crise migratoire. Elle dit qu’il faudrait dissocier clairement l’asile politique et l’asile économique, qu’on ne peut pas accueillir tout le monde. C’est parfois difficile pour les autrichiens de trouver du travail, alors si en plus on en donne à d’autres ! A posteriori, nous constatons que le taux de chômage en Autriche (autour de 5%) est plutôt bas comparé au taux de chômage observé en France : presque moitié moins d’après les statistiques européennes. Seulement l’état autrichien calcule différemment et d’après lui le chômage serait presque à 10 %, ce qui a justifié une série de mesures pour limiter les dépôts de demandes d’asile. C’est vrai que l’Autriche est un tout petit pays si on le ramène au nombre d’habitants (8, 7 millions), et que l’arrivée d’un grand nombre de migrants doit y être bien plus rapidement perçue comme inquiétante. Comme en Allemagne, le taux d’accroissement naturel est nul, et la croissance démographique repose essentiellement sur le flux migratoire. Mais l’Allemagne a une population plus importante et envisage plus facilement d’ «absorber» le flux des migrants qui effraie tant les autrichiens.

    Ce qui justifie la différence entre les chiffres du chômage estimé par l’UE et ceux du gouvernement autrichien, c’est essentiellement la prise en compte ou non des stagiaires en alternance. Ils sont très nombreux en Autriche, où une partie des jeunes est mise sur des voies de formations professionnalisantes dès l’âge de 10 ans, plus tôt encore qu’en Allemagne. Cela nous paraît incroyablement précoce. A l'opposé, notre système français prétend, lui, mener tout le monde au baccalauréat, mais perd du monde en route et peine à faire entrer les “étudiants” dans des voies professionnelles parfois éloignées des préoccupations universitaires. Quelle serait la bonne solution? Probablement un mélange des deux, modèle français et modèle germanique. Malheureusement on ne sait pas quelles seraient les proportions à respecter. Apprentis sorciers s’abstenir.

    C’est dimanche matin, et nous repartons vers l’Allemagne en écoutant du yodle à la radio. D’après E. et G. , nous aurions pu observer des tyroliens vêtus de leur costume traditionnel si nous avions attendu la fin de la messe, mais nous avons de la route pour aller jusqu’à Neuschwannstein. Nous croisons quelques autrichiens à l’ouvrage la faux à la main sur des pelouses immaculées : apparemment, c’est une tradition bien ancrée que de faire ses foins, et sans tondeuse s’il vous plaît. Les pelouses sont partout impeccables, surtout dans des emplacements raides et en bordure de route, là où cela n’a pas d’autre utilité apparente que celle d’être propre et net. Ici, il y a des autrichiens qui triment pour leur plaisir sous le soleil, et là-bas, en Hongrie, il y a des chômeurs-forçats qui bêchent les plate-bandes dans les jardins publics. L’Europe est vaste et pleine de contrastes.

    8

    Un endroit où vivre mieux

    Kempten, Allemagne

    Berti est la tante de J. , notre amie hongroise. Elle vit à Kempten, dans la région allemande de l’Allgau, depuis plus de 40 ans. Avant elle habitait une maison un peu à l’extérieur de la ville, mais après la mort de son mari elle a emménagé dans un appartement plus petit et sans escaliers où elle a pu accueillir sa mère pendant ses dernières années. Berti vit désormais seule, bien entourée de ses nombreux neveux et nièces allemands et hongrois dont elle s’occupe intensivement, avec une petite retraite qui suffit à ses besoins (bien qu’elle ajoute un peu de beurre dans les haricots en donnant des cours de hongrois). C’est le matin, et elle nous régale avec des Weisswurst (des saucisses blanches) et des Bretzels. On en reprend jusqu’à finir le plat, en ajoutant de la moutarde, pour lui faire plaisir et parce que c’est bon. Elle nous propose du thé du café ou du chocolat, et insiste pour qu’on en reprenne – les traditions allemandes et hongroises sont unanimes sur ce point : un hôte se nourrit beaucoup, et ne doit manquer de rien.

    Berti est un pur produit de la grande histoire de la Hongrie et de l’Europe centrale. Son grand-père paternel était militaire dans la « KKK-Monarchie » (KKK pour “kaiserliche”: impériale ; “königliche”: royale ; et “kristliche”: chrétienne) - cette monarchie chrétienne royale et impériale d’Autriche-Hongrie qui a réussi à faire tenir dans un même ensemble pendant quelques centaines d’années l’Autriche, la Hongrie et plusieurs royaumes alentours. Le père de Berti, dont la famille est d’origine hongroise, est né à Sarajevo où son grand-père était caserné, et tout ce petit monde est rentré en Hongrie pendant la première guerre mondiale, quand l’Autriche-Hongrie a commencé à imploser. Du côté de sa mère, les grand-parents étaient originaires respectivement, du côté du père, du Burgenland (qui faisait alors partie de la Hongrie et non de l’Autriche comme aujourd’hui ; nous y sommes passés en venant de Hongrie et nous y avons acheté du jus de pomme dans une ferme qui nous a accueilli pour la nuit), et du côté de la mère du pays de Posten en Prusse. Berti est née en Hongrie. Elle y a rencontré son mari et est venue vivre en Allemagne avec lui à Kempten, à quelques heures de train de Budapest.

    Avec son mari, ils avaient un petit bateau à voile avec lequel ils naviguaient tous les étés sur le joli lac de Forgen, pas loin du château de Neuschwannstein où nous étions la veille. La visite du château étant impossible après 17 heures (nos voisins allemands ferment tôt!), nous avons monté à pieds la route qui serpente le long de la montagne pour l’observer de l’extérieur. Cela se mérite, mais depuis le Marienbrücke, passerelle de métal et de bois perchée au dessus des gorges d’un petit torrent, on voit la perspective grandiose voulue par Louis II de Bavière : au premier plan le château sur son piton, et derrière, un enchevêtrement de lacs, de montagnes et de forêts. C’était une belle entrée en Allemagne.

    Berti nous parle de sa petite ville, où beaucoup de réfugiés ont été accueillis ces dernières années. Kempten est une ville tranquille de 60 000 habitants avec une solide tradition d’accueil. C’est une ancienne cité romaine, depuis toujours point de passage pour les voyageurs traversant l’Europe. Elle nous explique le casse-tête que représente pour les communes l’accueil des réfugiés et surtout de leurs enfants, lorsque la répartition des migrants entre villes est décidée au niveau du Land et que les flux varient d’une année sur l’autre : combien de places de crèche, combien de places d’école supplémentaire faudra-t-il créer pour l’année à venir, qui recruter pour enseigner ?

    A Kempten, on s’efforce de mettre en place les infrastructures et l’environnement favorables à l’assimilation des arrivants. Mais ce n’est pas toujours facile. Elle nous détaille les problèmes et les solutions envisagées pour les résoudre : un programme « prévention et santé » a été mis en place pour sensibiliser les migrants aux « bonnes attitudes », et en particulier pour tâcher de faire évoluer la natalité jugée envahissante des familles nouvellement arrivées ; de nombreux habitants de Kempten sont impliqués dans des programmes d’aide aux migrants, qu’il s’agisse de leur apprendre un peu d’allemand, de participer avec eux à des activités dans le but de leur faire connaître les us et coutumes locales ou de les aider à trouver un emploi. Nous lui disons notre admiration pour le choix qu’a fait l’Allemagne d’accueillir un grand nombre de réfugiés au plus fort de la crise, et pour la bonne volonté et l’énergie mises en œuvre par un grand nombre de citoyens allemands, là où en France le sujet des réfugiés est si souvent synonyme de repli identitaire et de rejet.

    Mais, nous dit Berti, c’est compliqué, parfois les gens qui immigrent viennent de couches sociales favorisées dans leur pays et ne sont pas prêtes à prendre au débotté un emploi de menuisier ou de plombier. Parfois aussi ils ont simplement besoin de temps, pour la langue, pour comprendre les usages. C’est compliqué de savoir à partir de quand on ne doit plus accepter l’altérité mais poser des limites, dire : ici, c’est comme ça, pas autrement, donc si vous voulez rester, il faudra faire avec. Plus des deux tiers des enfants nés à Kempten l’an dernier sont des enfants de réfugiés! Alors la ville change, on s’habitue à voir beaucoup de gens au teint sombre, pour certaines personnes c’est perturbant, mais ce n’est pas une mauvaise chose en soi. C’est sans doute préférable, nous dit-elle, à ce qu’elle constate en Hongrie, où Viktor Orban a pratiquement réussi à y éradiquer l’altérité. Les seules personnes de couleur qu’elle y a croisé lors de son dernier séjour étaient des touristes américains.

    Berti ne retournera pas en Hongrie pour y finir ses vieux jours. Sa vie est ici, à Kempten, dans le pays de son défunt mari. Elle ne reconnaît plus dans les tendances nationalistes hongroises les valeurs de partage et de tolérance qu’elle a pu rencontrer quand elle était jeune à Budapest, et que l’université accueillait des étudiants du tiers-monde – quand bien même elle ne soutenait pas le parti communiste, au moins il prétendait servir des idéaux qui pouvaient lui parler. Elle continuera à aider de son mieux à accueillir les réfugiés. Elle craint cependant que certains de ses concitoyens finissent par exprimer dans les urnes leur angoisse face à ces minorités trop visibles dans les rues.

    Les élections fédérales de septembre 2017 ne lui ont pas donné tort.

    9

    La route

    Nous traversons la campagne allemande : petites collines, petites forêts, étangs, jolies fermes - tout est vert et soigné; à la radio, pour la première fois depuis trois semaines, des voix nous parlent en français car nous sommes à portée des ondes suisses.

    "La Grande-Bretagne face à l’union européenne : les négociations du Brexit commencent en ce moment. Plusieurs round de négociation sont prévus. Premiers échanges sur le sujet qui fâche : combien les britanniques vont-ils payer pour quitter l’union européenne ? L’UE semble en position de force par rapport à l’Angleterre. Les anglais veulent à tout prix éviter de donner l’impression qu’ils sont punis, l’UE ne veut pas donner l’impression que l’on peut facilement la quitter -

    En Suisse le nombre de mariage forcés chez les demandeurs d’asile semble exploser. Il s’agit de mariages religieux contractés sous la contrainte des parents qui n’apprécient pas les libertés prises par les jeunes gens entrés en contact avec la culture occidentale. Les jeunes filles sont envoyées pendant les vacances dans leur pays d’origine et y sont mariées souvent sans leur consentement avec un mari qu’elles n’ont pas choisi. Un numéro d’appel a été créé pour que les victimes puissent se signaler et obtenir de l’aide -

    C'est la Suisse qui accueille cette année le forum international sur la transparence en matière d’échange d’informations fiscales. C'est une première. Notre pays a durant les dernières décennies beaucoup évolué pour réduire l'opacité des données bancaires mais reste considéré comme un paradis fiscal pour les fraudeurs souhaitant échapper au fisc de leur pays. "

    Tensions économiques, tensions culturelles, menace d'implosion ou d'explosion... c'est l'Europe qui nous rattrape, avec ses contradictions, ses doutes, ses fractures. L'Europe qui cherche à se mondialiser tout en gardant une identité propre, à être concurrentielle sans abandonner les plus faibles. L'Europe où pays en crise et pays prospères se regardent en chiens de faïence, et qui peine à absorber la vague de migrants qu'elle attire. C'est bien dommage que la Suisse n'en fasse pas partie, la culture du consensus qui y est pratiquée nous aurait été d’une grande aide.

    Pour faire l’Europe, pour l’empêcher de se défaire, il nous reste au moins ça : la route, les rencontres. Nous sommes réellement les voisins de ces peuples aux langues étranges, leurs coutumes ressemblent aux nôtres, et partout où nous sommes passés nous avons eu le sentiment que les personnes qui nous faisaient face partageaient avec nous des valeurs telles que la confiance dans l’avenir, le souci de son prochain, la capacité à accepter la différence.

    En ces temps où le nationalisme revient sur le devant de la scène, l’Europe doit plus que jamais continuer à porter des idéaux de paix et à affirmer la possibilité d’une entente entre les peuples, d’une entente qui aille au-delà du simple niveau économique. Oui, il est possible de s’enrichir de l’altérité. C’est ainsi que nous, peuples européens, avons procédé depuis des millénaires. La crise migratoire n’est pas une malédiction mais une chance. Si nous profitons de l’occasion pour affirmer ce qu’il y a de meilleur en nous, si nous réussissons à nous unir, nous saurons lui faire face. Et nous y gagnerons beaucoup.

    Voilà à quoi nous pensons pendant qu'autour de nous la campagne allemande défile. Nous pouvons choisir de ne plus conduire au coucher du soleil pour ne plus avoir le soleil dans les yeux; plutôt que de construire des murs, nous pouvons aussi chercher des manières intelligentes de répondre ensemble à la crise migratoire.

    10

    Où tout se termine

    Tous les beaux voyages se terminent un jour. Les pays que nous avons traversé, les gens que nous avons rencontrés pourraient redevenir des ombres lointaines dont la vie ne nous concerne pas vraiment.
    C'est parce que je refuse cette idée que j'ai voulu fixer la trace de notre tour des Alpes. Pour permettre à d'autres personnes de faire le même chemin que nous. Pour inciter tous ceux qui le peuvent à traverser les montagnes et à faire connaissance avec ceux qui vivent de l'autre côté.
    Leurs vie nous concernent, leurs problèmes seront bientôt les nôtres, et si des solutions doivent être trouvées, elles seront bien plus intelligentes si on les trouve ensemble.

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